NOTE — Georges Clemenceau, ou l’esthétique du duel


À la suite de notre chronique littéraire, retrouvez dès à présent nos notes de lecture de l’ouvrage « Clemenceau », par Michel Winock, ainsi que quelques extraits marquants.


  • CLIQUER ICI pour télécharger cette note de lecture (PDF)

► Présentation de l’auteur

Michel Winock, né en 1937, est un historien français contemporanéiste, spécialisé dans l’histoire des idées républicaines, notamment le socialisme, mais également, au-delà du thème de la République, de l’antisémitisme, des mouvements d’extrême droite et du nationalisme français en général. Il est professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris : SciencesPo.

Aux côtés de cette biographie de Georges Clemenceau, initialement parue en 2007, mais republiée dans le cadre d’une « édition du Centenaire », en commémoration de la Première guerre mondiale, Michel Winock est l’auteur de deux autres ouvrages biographiques sur des hommes d’États français du XXe siècle : Pierre Mendès France (2005), François Mitterrand (2015). Mais la plupart de ces livres sont avant tout relatifs à l’histoire des idées et des régimes, non des grandes figures. Ses seuls autre biographies politique sont relatifs à Édouard Drumont, polémiste antisémite et député d’Algérie (Édouard Drumont et compagnie, antisémitisme et fascisme en France, 1982), et Victor Hugo, en tant bien sûr que parlementaire (Victor Hugo dans l’arène politique, 2005).

Le présent ouvrage ne présente pas une approche par la chronologie, classiquement admise pour les biographies. Il oscille en fait entre structure chronologique et structure thématique.

► Un aperçu des usages du premier républicanisme

Clemenceau évolue politiquement à une époque qui se caractérise encore par la quasi-absence de partis déclarés et structurés. Le livre de Winock invite donc à revisiter (ou à apprendre) des rites politiques et partisans largement oubliés de nos jours : parlementaires effectuant des compte rendus de mandats sous formes de réunions publiques très suivies (milliers de participants, parfois dans des cirques, à l’instar du cirque parisien Fernando, l’un des hauts-lieux du récit clemenciste), appointement des candidats déclarés par des comités cantonaux ou d’arrondissements, soumission auxdits candidats de cahiers de doléances selon un cérémoniel rappelant les cahiers de 1788, etc.

Cette époque est naturellement celle d’une grande violence politique : bagarres dans les réunions, morts dans les manifestations, duels à l’épée ou au pistolet. Sur ce dernier point, Georges Clemenceau excelle, joignant le verbe fort à un certain courage physique, comme par exemple lorsqu’il affronte le nationaliste Paul Déroulède, dirigeant de la Ligue des patriotes, un de ses adversaires. Ce goût de Clemenceau pour le vieil usage monarchique que constitue le duel témoigne d’un certain goût pour l’esthétique du duel, au propre comme au figuré.

Un autre point est également longuement expliqué par Winock, qui veut que la figure politique important de l’époque soit en fait l’homme d’un journal. Clemenceau est ainsi l’homme de La Justice, comme Gambetta avant lui est celui de La République française, et que Jaurès sera celui de L’Humanité. Tout meneur se doit d’avoir ses six colonnes à la Une (norme d’un journal de l’époque), le tirage n’étant finalement pas si important — l’auteur y revient chiffres à l’appui — tant ces journaux politiques, capitaux à l’époque, circulent ensuite. De même, l’influence de la presse nationale (Le Temps, L’Univers, Le Moniteur) est colossale, comme le montrera l’impact du Petit journal, qui tire à un million et demi d’exemplaires quotidiens, lors de la campagne électorale de 1893. Le journal au plus fort tirage au monde — et ses suppléments colorisés — ont alors raison de Clemenceau.

Georges Clemenceau ne patronne pas directement La Justice, mais en délègue la rédaction en chef à Camille Pelletan. Celui-ci accompagne ensuite à partir de 1881 son mentor à la Chambre des députés, dans les rangs radicaux, comme député des Bouches-du-Rhône.

Winock revient longuement sur l’art oratoire de Clemenceau, insistant d’ailleurs sur le fait qu’à son époque, un homme politique reconnu doit avant tout être un bon orateur. Clemenceau semble sur ce point se distinguer de Jaurès (les deux se côtoient à la Chambre durant la mandature 1885-1889) : Clemenceau est incisif mais ses phrases sont brèves, Jaurès s’avère lyrique et sait digresser, sans verbalisme.

► La partition du « parti républicain » sous Clemenceau

En amont de considérations sur l’amplitude et la nature du camp républicain, l’auteur développe en détails les évolutions des rapports politiques entre Clemenceau et Gambetta, jusqu’à la mort précoce de ce dernier, en 1882. Initialement, tous deux s’affirment au lendemain de la Commune de Paris comme les champions d’un « parti républicain » informel mais électoralement conquérant, au fur et à mesure de scrutins partiels dès les élections complémentaires de juillet 1871 (99 victoires républicaines sur 110 élections) et ensuite. Mais toutefois, une première césure se fait jour entre eux, à partir de 1876.

La campagne révèle des fractures entre républicains radicaux. Au sein des radicaux d’origine, des hommes comme Léon Gambetta ou Eugène Spuller, se revendiquent alors — ou sont intitulés, cela n’est pas clair, car ils ne rejetteront pas le terme — comme « opportunistes », en ce qu’ils prônent une politique de l’opportunité.

Selon ces opportunistes, cette politique passe par la réalisation de la République en France par réformes successives et pragmatiques, calquant l’idéal généreux de 1789 sur les opportunités pratiques du moment. Clemenceau et les siens — Camille Pelletan donc, mais aussi un homme comme Auguste Scheurer-Kestner, notable mulhousien et ponte de l’industrie chimique — demeurent pour leur part radicaux, sensibilité qui se précise d’ailleurs sous l’épithète de « radicaux-socialistes ».

En conséquence, les six années suivantes voient logiquement l’opposition croissante entre Clemenceau et Gambetta. Le « commis-voyageur de la République » étant subitement décédé, Georges Clemenceau s’affirme ensuite contre le nouvel homme fort du camp opportuniste : Jules Ferry.

Cette décennie 1880 voit l’apogée de Clemenceau à la Chambre des députés, comme incarnation principale de l’opposition, figure crainte et dangereuse du Gouvernement, car occasionnellement rejoint dans ses propositions de votes et d’ordre du jour par les forces de droite, ou inversement, dans ses abstentions. Il s’agit alors pour un Clemenceau en pleine conquête du pouvoir de « déclouer les cabinets républicains ».

Winock développe longuement cette itération du Clemenceau-manœuvrier, archétype du politicien de la Troisième, par ses talents oratoires, ses stratégies dans la coulisse, ses alliances de revers, ses bases électorales — Montmartre, Draguignan et son quotidien La Justice — érigés en fiefs. L’auteur dévoile un Clemenceau forcément double, apte à refuser le pouvoir lorsque, acculé par l’affaire des décorations, le président Grévy lui en fait caresser l’espoir en 1887, mais capable aussi, quelques années plus tard, de lancer politiquement le général Boulanger, au risque, on le verra… du boulangisme.
1893, chute de Clemenceau, mutation du radicalisme

La chute de Clemenceau (il ne reviendra jamais à la Chambre) marque aussi la mutation de l’électorat radical, au sein d’une offre républicaine considérablement élargi, à gauche (avec les socialistes marxiens du Parti ouvrier français de Guesde) comme à droite (avec les catholiques ralliés après publication de l’encyclique papale Inter sollicitudines). Initialement ouvrier et urbain, l’électorat radical devient alors progressivement plus rural. Il se cantonne également dans des zones de force qui perdurent encore au XXIe siècle : Sud-Ouest (principalement le Lot-et-Garonne et la Haute-Garonne), et quitte les grandes villes pour, au mieux, les chefs-lieux de cantons et les sous-préfectures.

Cette défaite de 1893, même accidentelle, met aussi en avant un des plus beaux paradoxes de la longue carrière de Clemenceau : pour se « recycler » politiquement, celui-ci, comme Ferry avant lui, est contraint de siéger au Sénat à partir de 1902, après quasiment dix années sans politique parlementaire, qui ne sont pas pour autant pour lui un passage à vide, puisqu’il se consacre à La Justice, son quotidien. Or, le jeune Clemenceau se montre franchement hostile à l’existence de la Haute Chambre. Trente ans plus tard, l’évolution est donc de taille.

► Les idées de Clemenceau : République, colonies, Séparation…

Le républicanisme strict de Clemenceau reste avant tout fidèle au programme de Belleville. Celui-ci est développé par Gambetta lors de sa campagne législative victorieuse de 1869, mais rapidement abandonné par ceux qui deviendront les opportunistes. Les radicaux « purs » comme Clemenceau le préemptent alors.

L’anticolonialisme de Clemenceau se fait initialement sur des bases essentiellement morales, contre les violences induites par l’ordre colonial et le mercantilisme hypocrite de ceux, milieux industriels comme politiques, ayant intérêt à la colonisation. Cette position émerge en 1885, dans un célèbre discours à la Chambre l’opposant à Ferry, après la chute de son ministère.

Clemenceau est par ailleurs très attaché à la séparation des Églises et de l’État, la « Séparation » tout court, comme elle était alors appelée dans les débats parlementaires. Ses interventions des années 1870-1880 reviennent longuement sur ce sujet, l’opposant naturellement à l’ensemble des droites. Mais les gouvernements successifs temporisent, et il faut finalement attendre 1905 pour que celle-ci advienne, faisant de la France un État laïque.

— Gauthier

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *