LIVRE DE LA SEMAINE — « Philippe Séguin, le remords de la droite »


Notre livre de la semaine, Philippe Séguin, le remords de la droite, publié en 2017, par Arnaud Teyssier, est la dernière biographie de ce parlementaire atypique, figure du gaullisme le plus « orthodoxe ».


C’est la personne et l’oeuvre de Charles de Gaulle (1890-1970) qui dominent de leur influence cette biographie de Philippe Séguin (1943-2010), craint pour ses colères et respecté pour son sérieux, grande figure de la droite française de la XXe siècle, dont l’auteur croit savoir qu’il incarne les « remords ». Arnaud Teyssier en dit beaucoup sur cette droite plurielle et parfois contradictoire dont Philippe Séguin est à la fois une pièce maîtresse, parfois aussi une pièce rapportée, eu égard à son itinéraire  de gaulliste orthodoxe. Or, ce parcours de jeune député des Vosges s’effectue tandis que son parti, le Rassemblement pour la République (RPR), entame à partir des années 1980 une véritable mutation « postgaullienne », fruit des alliances électorales avec le centre et de la construction de l’Europe.

Les pages centrales du livre comprennent d’ailleurs quelques excellents passages sur cette mutation des droites françaises de gouvernement, à l’aune du libéralisme triomphant et d’une supposée fin de l’Histoire. Teyssier développe notamment cette vision en page 199, évoquant l’exemple d’Alain Juppé (1945- ) :

[Alain] « Juppé est convaincu que le gaullisme a été un moment important de l’Histoire, mais qu’il faut passer à autre chose : l’union de la droite et du centre, l’Europe sans réserve, l’ouverture systématique sur la modernité, sans analyse préalable ni de sa réalité, ni de sa profondeur. C’est un croisement de la Nouvelle société de Jacques Chaban-Delmas et d' »Un français sur trois » de Valéry Giscard d’Estaing. »

Loin de l’époque, donc, la figure du Général reste omniprésente dans le récit, ce que rappelle Teyssier, convoquant jusqu’à des citations de ses Mémoires (comme, page 56, sur le dirigisme économique). L’historien y revient encore, dans une citation de Georges Pompidou sur les capacités politiques jugées hors-normes de Charles de Gaulle, que l’on peut lire en page 150 :

« L’intelligence — ou plutôt l’intuition — de cet homme embrasse d’un seul coup d’œil des aspects du réel que des yeux ordinaires ne peuvent apercevoir que séparément. C’est d’ailleurs un principe de l’art militaire, qui définit les qualités d’un chef, et dont Frédéric II de Prusse avait ainsi précisé les caractéristiques dans ses Principes de l’art militaire, en 1763. »

L’orthodoxie du gaullisme de Séguin se manifeste aussi par son rapport d’avant-garde au clivage entre droite et gauche, et aux partis en général. Teyssier s’en explique en page 182 :

« Séguin s’en tient à l’esprit du discours fondateur d’Épinal [du Rassemblement pour la France], en 1946 : il faut regarder au-delà des partis. »

Comme le rappelle une citation introductive du chapitre Adieu à la politique ?, page 361, la défiance du fougueux parlementaire contre une frontière manifestement de plus en plus en plus poreuse entre une gauche et une droite venant à se confondre tant sur leur politique économique que sur le primat qu’elles donnent à l’économe sur le politique, se perçoit aussi par son jugement par rapport au Front national (FN) et ce qui est sensé s’y opposer. Séguin veut bien sûr ici parler du concept de « front républicain », qui fait florès au milieu des années 1990, face aux succès grandissants du lepénisme, notamment dans le Sud de la France (premières victoires à Orange, Marignane, Vitrolles…)

Or, prescient sur les faiblesses de ce modèle, qui contribue occasionnellement à renforcer davantage le FN qu’il ne le contient, Séguin livre dès 1991 une analyse que l’on sait depuis avoir été validée à deux reprises, aux élections présidentielles de 2002 et de 2017. Sans le savoir, Séguin donne d’ailleurs quasiment le score du FN, vingt-cinq ans à l’avance1 :

« Un front républicain est la meilleure façon de faire de Le Pen le pivot de la politique française, et de le faire monter à 40 %. »

Cette analye se poursuit par une réflexion acerbe sur la traditionnelle modération des centristes, à laquelle Séguin est précisément confronté, au RPR, en devant régulièrement s’allier à l’UDF2 :

« Le [centrisme en politique] est une impasse, et même une menace à terme pour les institutions : au lieu de voir large, il rétrécit le sillon. Le général de Gaulle voyait les centristes comme des « trapézistes », et prédisait que leur collusion avec ses successeurs serait « la mort du gaullisme politique« . Oui, décidément, l’espace politique de Philippe Séguin est bien celui du gaullisme. »

Pour autant, s’il est un point sur lequel Séguin ne se distingue pas de ses pairs de droite, c’est un classique parcours de haut fonctionnaire, formé à l’École nationale d’administration (ENA). Le député frondeur ne manque pas moins de valoriser cette institution, dans des propos que rapporte Teyssier, en page 85 :

« L’ENA ne forme pas de technocrates. Elle forme des généralistes, c’est-à-dire des gens qui peuvent être un jour préfets, ambassadeurs, ou se vouer au contrôle. Les vrais technocrates — ceux qui se substituent au pouvoir politique au nom de leur technique — sont des spécialistes : les militaires du Ministère de la Défende, les médecins à la Santé, les magistrats ou les avocats à la Justice. »

Cette vision de Séguin peut surprendre, mais elle est à remettre dans son contexte. De nos jours, les commentaires sur l’Énarchie3 sont la règle. Mais Séguin, dont le parcours personnel est un pur produit de la méritocratie républicaine, veut encore croire que l’ENA en reste toujours à sa mission de préparer des femmes et des hommes au service exclusif de l’État.

En fait, pour Séguin, ce service est un sacerdoce ; la politique l’est de même. Les chapitres relatifs au mandat municipal de Séguin, comme maire d’Épinal (de 1983 à 2001), l’expriment bien. Ils semblent chargés d’émotion, comme en témoigne cette citation en introduction du chapitre « Épinal ou la maturité« , page 143 : « J’imaginais que ceindre l’écharpe [de maire], c’est plus que changer de vie, c’est comme entrer en religion. »

De cette vision sacerdotale de sa charge de maire, il en résulte un rapport très affectif à sa commune d’Épinal, et à la France des territoires. En page 145, l’historien éclaire ce rapport de Séguin aux communes, dans un extrait d’Itinéraire dans la France d’en bas, d’en haut, d’ailleurs, livre où ce dernier fait d’ailleurs un parallèle avec son rapport à l’Etat :

« L’État et la commune […] constituent bien ensemble l’armature de notre république, de même qu’ils sont le champ privilégié de la démocratie. Je l’ai constaté souvent : il existe une opinion publique communale, une opinion publique nationale. Il n’en existe pas ailleurs. »

Au reste, Séguin rejette dos à dos minarchie comme statocentrisme ; la volonté d’un État minimal comme celle de tout centrer sur l’État. Il s’en explique en 1994 — époque-clé de ce type d’interrogations, quelques années après la fin de la Guerre froide — dans une citation reprise en page 201 par Teyssier :

« Certains sont passés sans transition de la vénération de l’État-parti à la détestation de l’État tout court. Au mythe du dépérissement de l’État par l’avènement d’une société sans classe, a succédé le mythe du dépérissement de l’État par le règne sans partage des intérêts propres. Au mythe de la libération de l’homme par l’État a succédé le mythe de l’État liberticide. »

Logiquement, Séguin s’affirme aussi comme le promoteur d’un État stratège et aménageur. Reprenant une citation de lui en 1993, Teyssier lui fait ainsi dire, comme rappelé page 225 :

« La dislocation du territoire nationale menace d’abord l’égalité des chances entre les Français, davantage encore qu’une politique économique aux ressorts exclusivement financiers. […] Entre […] deux tendances centrifuges, l’État s’est révélé incapable de redéfinir une politique d’aménagement et d’équilibre à l’échelle du territoire. Il a démissionné purement et simplement, laissant l’Europe d’une part, les régions d’autre part. »

Loin de ces hautes considérations, très distinctes, les dernières pages du livre renvoient logiquement aux deux ultimes épisodes de la vie politique de Séguin que constituent sa participation à la campagne municipale parisienne de 2001, puis son retour à la Cour des comptes.

Cette césure annonce doucement le déclin politique et, bientôt, physique d’un Séguin désabusé et revenu de tout, qui disparaît brutalement d’une crise cardiaque, en 2010. L’ensemble forme un livre dense et passionnant, récit compact d’une vie au service de la France, celle, visiblement, d’un perfectionniste boulimique, éternel insatisfait, capable de grandes colères mais sensible aux bonheurs simples.

Gauthier BOUCHET

TEYSSIER (Arnaud). Philippe Séguin, le remords de la droite. Paris, Perrin, 350 p., 2017.


1 — Au second tour de l’élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen (candidate du FN) recueille près de 34 % des suffrages exprimés. Philippe Séguin ne se trompe que de six points.

2 — L’Union pour la démocratie française (UDF), est un parti de centre-droit, favorable à la construction européenne, créé par Valéry Giscard d’Estaing en 1978. Il s’agit alors de doter la majorité présidentielle d’une formation politique solide, pour concurrencer les gaullistes du RPR, dans la perspective de 1981.

3 — Ce terme désigne péjorativement le pouvoir (arkè, en grec) excessif dont jouirait les énarques, c’est-à-dire ceux sortant de l’ENA. De même, par ce mot, est ainsi jugé leur prédominance dans les fonctions de commandement politique et économique.

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