Le corps des janissaires, une élite militaire ottomane


Cet article s’intéresse au corps des janissaires, l’élite militaire de l’Empire ottoman, entre les XVIe et XVIIIe siècle. Il revient sur leur histoire, de leur émergence après la prise de Constantinople jusqu’à leur élimination pour raisons politiques, par le sultan Sélim III.


  • Eléments généraux sur l’Empire ottoman

Les Ottomans, peuple originaire des steppes d’Asie centrale, s’installent en Anatolie au cours du XIIe siècle. Leur premier chef, Osman, constitue avec sa tribu un sultanat se situant en Bithynie, entre le moribond Empire byzantin et l’Empire des Khans.

Carte de l’Anatolie

L’épopée de cette nouvelle dynastie débute avec une politique de sédentarisation, par opposition à la pratique du nomadisme pastoral.

La confession musulmane de cette pré-dynastie crée entres autre un antagonisme avec la foi chrétienne et orthodoxe de l’Empire byzantin. Cet antagonisme religieux est instrumentalisé par les deux camps, afin de légitimer la guerre sainte contre les « infidèles », se substituant donc à la guerre traditionnelle de survie. Le sultanat ottoman constitue en revanche une menace à l’intégrité territoriale de l’Empire byzantin, déjà dépecé du Nord-Ouest de l’Anatolie par les tribus turcophones d’Oghûz, qui ne cessent d’accroitre leur influence politique et religieuse.

L’étape la plus décisive dans l’expansion ottomane, la bataille de Bapheus, en Bithynie, en 1302, oppose l’armée d’Osman Ier et l’Empire byzantin de Michel IX Paléologue. Elle voit les hommes d’Osman l’emporter sur les troupes byzantines. Cette bataille est cruciale, car elle permet à Osman de transcender les rivalités tribales présentes aux seins des peuples turcophones, bientôt unifiés sous une même et seule bannière.

En vue de cette unification, le sultan utilise l’islam, religion monothéiste qui par son aspect universaliste facilite les desseins du dirigeant, pour instituer une pré-dynastie. Cette solidarité culturelle entre les peuples turcophones permet à son successeur, le souverain Orkhan, de s’emparer de Nicée en 1331, auparavant administré par l’Empire byzantin.

Occupant désormais la partie occidentale de l’Anatolie, les Ottomans s’implantent dans l’extrême Europe orientale, en contrôlant des territoires comme la Bulgarie ou la Thrace. Ils obtiennent dès lors un avantage géostratégique sur l’Empire byzantin, lequel peine à rétablir son autorité politique en Roumélie.

N’ayant plus qu’une autorité nominale sur sa capitale, Constantinople, et une partie non négligeable du Péloponnèse, l’empereur byzantin, Constantin IX, est sérieusement affaibli. Il ne dispose d’aucune marge de manœuvre pour ralentir l’expansion ottomane. Dans ce contexte, les Ottomans s’emparent de Constantinople en 1453. Cette victoire sonne ainsi la fin d’un empire byzantin millénaire, tombé en raison de structures organisationnelles figées et désuètes, ne pouvant rivaliser avec un assaillant plus organisé, disposant d’armées régulières.

L’expansion ottomane se fait à une vitesse fulgurante après la disparition de l’Empire byzantin. Dès 1481, les Ottomans contrôlent toute la Roumélie, dans les Balkans. Cette expansion rapide s’explique en partie en raison des réformes d’organisation et de structure entreprises par les Ottomans vis-à-vis de leurs armées. L’introduction d’un nouveau corps d’élite militaire, celui des janissaires, contribue à cet essor militaire ottoman sur l’Occident.

Dans le présent article, nous tentons de reconstituer les origines de ce corps militaire, les conditions qui ont prédéfini sa création. Nous évoquons de même le rôle que joue ce corps dans l’expansion ottomane en Europe. Notre intérêt se borne aux confrontations successives de l’Empire Ottoman aux différentes entités politiques européennes. Enfin, nous rappellons le contexte et la dissolution du corps des janissaires.

  • Un syncrétisme à l’origine des institutions

Dès sa fondation par Osman, l’Empire ottoman dôte sa dynastie d’institutions solides et modernes. Ces institutions résultent d’un habile syncrétisme entre la foi musulmane qui unifie les croyants et renforce la légitimité du sultan. Par ailleurs, les Ottomans bénéficient de l’efficacité de l’administration byzantine, héritée des décombres de l’Empire. Ainsi, comme le précise le spécialiste d’histoire militaire Jean Chagniot, dans Guerre et société à l’époque moderne :

L’organisation militaire des Ottomans a dû sa précocité et son efficacité à la conjonction de trois apports : la loi de l’Islam qui faisait du sultan le bras armé de l’orthodoxie musulmane contre les infidèles chrétiens, mais aussi contre les chiites, la pratique atavique de la guerre de conquête chez les Turcs et enfin l’administration byzantine forte d’une expérience millénaire.

Au surplus, l’habileté de l’Empire ottoman dans la gestion de l’administration réside dans sa souplesse relative, qui occasionne une certaine forme de décentralisation, permettant et facilitant un traitement dans une certaine mesure équitable entre les habitants d’Anatolie et ceux de Roumélie. En d’autres termes, l’administration ottomane a le souci d’atténuer les disparités sociales qui peuvent exister entre les convertis, les janissaires et les musulmans.

Cette flexibilité ne doit en revanche pas être confondue avec une forme de « méritocratie ». Car les convertis et les janissaires bénéficient des faveurs de la Sublime porte, il n’en demeure pas moins qu’ils subissent des discriminations de la part du courant traditionnaliste et aristocratique turc, qui leur est farouchement opposé, car il craint de perdre son statut au détriment de cette nouvelle élite militaire qu’il conspue.

D’autre part, ce qui fait le faste et la puissance de l’Empire ottoman est son organisation militaire moderne, qui lui permet d’inquiéter les couronnes européennes en raison de la stabilité et la permanence de ses armées. Chagniot l’explique, dans Guerre et société :

Du point de vue militaire, l’époque moderne a été marquée avant tout par le développement d’armées permanentes au service d’un État déterminé. Dans ce domaine, l’Islam avait plusieurs siècles d’avance sur la Chrétienté.

En effet, l’Empire ottoman bénéficie d’une avance organisationnelle remarquable sur les autres puissances européennes. Elle peut compter sur ses garnisons de spahis et de janissaires, entraînées et entretenues en temps de guerre comme de paix. Cette différence fondamentale entre l’Occident et l’Empire Ottoman dans la conception du fait politique et militaire contribue aux succès ottomans dans son expansion en Europe centrale et en Roumélie (la région correspondant aux actuelles Bosnie, Serbie, Albanie, Bulgarie et Grèce). L’expansion ottomane est avant tout redevable au corps d’élite militaire des janissaires, les « esclaves de la Porte ».

  • Origines, caractéristiques et rôle des janissaires dans l’Empire ottoman

L’étymologie du terme de « janissaire » renvoie au turc « yeniçeri » signifiant « nouvelles troupes ». Ces troupes sont constituées d’esclaves captifs chrétiens pour l’essentiel, originaires de Roumélie, capturés lors de raids appelés razzias ou devchirmé (du « ramassage », en turc). Ces esclaves chrétiens et slaves sont choisis par les Ottomans, âgés entre neuf et douze ans.

Les captifs en question alimentent la garnison de l’infanterie ottomane. Avant d’intégrer ce corps militaire d’élite, ils sont éduqués dans la foi musulmane, délaissant ainsi leurs croyances originelles. Destinés à intégrer l’armée ottomane non servile, certains d’entre eux font des carrières remarquables au sein de la Sublime porte.

Culturellement, la pratique de l’esclavage fait partie des mœurs ottomanes. D’ailleurs, la religion de l’Empire ottoman, l’islam, par la voie du Coran, qui canonise les préceptes et la loi de la religion musulmane, n’abolit pas cette pratique, tandis que le monde chrétien en est largement affranchi à la même époque. C’est ce qu’évoque Gilles Veinstein, historien du monde turco-ottoman, dans son livre Les esclaves du sultan chez les Ottomans, des mamelouks aux janissaires :

L’Islam, comme d’ailleurs le judaïsme ou le christianisme avant lui, n’a pas aboli l’esclavage préexistant. D’ailleurs, l’état d’esclavage et la situation des esclaves dans le monde musulman ressembleront, à s’y méprendre, à ce qu’ils avaient été dans l’Antiquité grecque et romaine. Aussi bien dans le Coran et les hadith que dans le fiqh, c’est-à-dire les corpus juridiques élaborés postérieurement sur cette base initiale, une distinction est faite entre l’homme (ou la femme) libre et l’homme (ou la femme) qui ne l’est pas, mais qui est la propriété d’un homme ou d’une femme libre, voire de plusieurs dans le cas d’un propriété collective.

En ce qui concerne l’approvisionnement des esclaves de la Sublime porte, ils proviennent généralement de Roumélie, d’Europe centrale et des pays du Caucase. Veinstein le décrit ainsi :

D’où provenaient les esclaves dans le contexte ottoman ? […] Une part provenait des prisonniers de guerre capturés par les armées ottomanes dans leurs raids et dans leurs conquêtes à l’Est de l’Europe. Arrivèrent successivement, à partir du XIVe siècle, au fur et à mesure de l’avancée ottomane en Europe orientale, des Bulgares et des Grecs ; puis au XVe, des Serbes, des Albanais, des Bosniaques et des Valaques ; au XVIe des Hongrois, des Allemands, voire des Italiens, des Espagnols.

À partir du milieu du XVIe siècle, le net ralentissement des conquêtes ottomanes amène un appauvrissement de cette source, qui ne se tarit cependant pas entièrement dans les siècles suivants. Dans le même temps, d’autres sources, déjà en activité bien avant la période ottomane, continuer à fonctionner à plein.

Les pays du Caucase et les steppes nord-caucasiennes et nord-pontiques sont pourvoyeurs d’esclaves depuis le Moyen âge. Ils continuent à nourrir d’importantes importations à l’époque ottomane, alimentées au départ par les raids tatars sur les populations polonaises et ukrainiennes, mais aussi circassiennes, abkhazes ou géorgiennes .

Les sources faisant mention de la date de création du corps d’élite militaire des janissaires ne sont en revanche pas exhaustives. La plupart des sources dont nous disposons sont des chroniques ottomanes anonymes, toutes postérieures aux faits de plus d’un siècle. Certains historiens et chroniqueurs établissent l’origine du corps d’élite militaire des janissaires comme coïncidant avec le règne du deuxième souverain ottoman, Orhan, au XIVe siècle.

C’est cette dernière hypothèse que soutiennent des chroniqueurs turcs comme Moustafa Ali et Idris de Bitlis. Elle est démentie par la suite grâce aux travaux de l’orientaliste allemand Franz Babinger. D’autres chroniqueurs ottomans, plus tardifs, établissent un lien direct entre la confrérie des Bektachi — un ordre religieux issu de l’islam soufi — et la création des janissaires. Ainsi :

Un mot sur les Bektachi que je viens de nommer et qui jouent un rôle important dans toute l’histoire ottomane jusqu’à leur dissolution en 1826, à la suite de l’abolition du corps des janissaires par le sultan Mahmud II. Les Bektachi sont une confrérie ou un ordre mystique (les Turcs emploient le terme de « tarikat« ) dont les croyances et les pratiques d’origine syncrétique sont hétérodoxes au regard de l’islam sunnite. […] Des liens étroits sont en effet tissés entre l’ordre des Bektachi et le corps des janissaires, au plus tard durant la seconde moitié du XVe siècle. Le fait que ces janissaires sont longtemps d’origine chrétienne fait peut-être, suppose-t-on, du bektachisme, avec ses croyances et pratiques syncrétistes, une sorte d’intermédiaire entre leur christianisme de départ et leur islamisation forcée. Toujours est-il que les janissaires font des Haçi Bekta, leur maître spirituel. Ils se font même appeler les fils de Haçi Bekta, et adoptent des cérémonies et certains éléments du vêtement des Bektachi. La Bektachiye n’est cependant pas la seule tarikat (confrérie) présente parmi les janissaires. En outre, ce n’est qu’en 1591 qu’il y a une fusion entre l’ordre des Bektachi et l’une des compagnies des janissaires, la 99e compagnie (orta) de la division appelée « cematt« . […] Quoi qu’il en soit, l’évidence du lien entre ce corps militaire et cette tarikat suscite un récit légendaire à l’origine des janissaires. Ce récit diffère grandement de celui des chroniqueurs rappelés précédemment. Il présente plusieurs impossibilités historiques absolues.

Ainsi, l’origine de la création du corps d’élite des janissaires demeure un mystère pour l’historien. Les sources peu exhaustives à ce propos et les chroniques ottomanes tardives ne permettent pas d’identifier l’origine de la création de ce corps. Ces sources sont pour la plupart des constructions historiographiques postérieures, dont ne nous pouvons pas conclure la véracité et l’authenticité.

En ce qui concerne le contingent des janissaires dans les armées ottomanes, sa croissance est progressive. Leurs effectifs sont relativement faibles au départ : environ 5 000 hommes durant les années 1460, au début du règne de Mehmet II. Celui-ci fait augmenter l’effectif des janissaires à 10 000 à la fin de son règne, en raison de l’efficacité de corps militaire.

Le souverain ottoman voue une admiration vivace à l’égard de ces janissaires, comme l’indique le témoignage d’un captif serbe nommé Konstantin Mihailovic d’Ostrovica. Celui-ci décrit les relations entre les janissaires et le sultan dans ses mémoires, à la fin de sa vie, vers 1498, comme le rappelle Veinstein dans Les esclaves du sultan chez les Ottomans. Des mamelouks aux janissaires (XIVe-XVIIe siècles) :

Selon [Mihailovic d’Ostrovica], Mehmet II, ayant l’occasion d’admirer combien ses janissaires marchaient bien en formation, aurait dit : « Je donnerais beaucoup pour avoir dix mille janissaires ! » Et l’un des fantassins qui marchaient le plus près de l’empereur lui dit : « Bienheureux seigneur, il vous siérait d’en avoir non dix mille, mais vingt mille. » L’empereur plongea dans la main dans son manteau et lui donna cent pièces d’or pour ces paroles.

En dépit du décès du sultan Mehmet en 1481, l’effectif des janissaires n’infléchit pas pour autant. Au contraire, il augmente de manière fulgurante avec son successeur Bayezid II, qui le monte à 13 000 hommes. Par ailleurs, il convient de souligner que le corps des janissaires constitue une véritable armée permanente au sein de l’Empire ottoman. Veinstein précise d’ailleurs dans Les esclaves du sultan qu’à cette époque, « une armée permanente de cette importance n’avait d’équivalent nulle part ailleurs, ni en Europe, ni en Asie. »

Le point culminant de l’essor des janissaires se déroule sous le règne du douzième sultan de l’Empire ottoman, Mourad III. A la fin de son règne, dans les années 1590, l’effectif des Janissaires s’élevait à 25 000 hommes selon des chroniques ottomanes.

  • Déclin de l’Empire ottoman : les réformes de Sélim III

Après le règne de Mourad III et de Mehmet III, le long règne du premier Ahmet (quatorze ans), malgré son jeune âge (il meurt à vingt-sept ans) s’inscrit au début d’une période de déclin pour l’Empire ottoman, après la défaite navale de Lépante, face à la majorité des puissances chrétiennes coalisées, France exceptée.

Après des décennies de déclin, vient le règne d’un modernisateur, Sélim III, sous lequel l’Empire ottoman réduit progressivement l’influence du corps des janissaires dans les institutions, en se démarquant indubitablement de la politique entreprise ultérieurement sous Mourad III, laquelle consiste initialement à appuyer son pouvoir à travers ce corps militaire.

L’un des événements décisifs dans la volonté de Sélim de réformer les institutions ottomanes est le traité de paix de Karlowitz, signé en 1699. Ce traité est signé avec le prince d’Eugène de Savoie. Il est la conséquence de l’échec du second siège de Vienne. Le traité prévoit que les Ottomans se retirent complètement et définitivement de l’Europe.

Il est décisif à bien des égards, car il ferme non seulement une parenthèse dans l’Histoire, mais marque aussi le dénouement de présence ottomane en Europe continentale. Enfin, il est vécu comme une humiliation dans les cercles du pouvoir ottoman, menant ce dernier à tirer des enseignements de ses tentatives infructueuses de s’implanter en Europe.

L’une des figures ayant tiré des leçons de cet échec, Sélim, ne manque pas d’engager des réformes institutionnelles profondes. Dès son accession au pouvoir, en 1789, il engage son empire dans la voie de la modernisation, afin de retrouver sa splendeur d’antan.

À ce titre, la réflexion du sultan se porte sur la nécessité de réformer le corps d’élite des janissaires, qu’il considère comme se trouvant dans un état de déliquescence, menaçant même les intérêts suprêmes de l’Empire ottoman. Guy Lemarchand l’explique dans un article qu’il consacre au sultan, dans les Annales historiques de la Révolution française :

À peine le conflit terminé, le nouveau sultan, Sélim III, se lance dans une politique de réformes dont l’étendue même, sans précédent, montre qu’il est conscient de la gravité de la crise que subit l’Empire. La tendance des historiens aujourd’hui est de faire de lui, [quelque] peu, un homme des Lumières et une sorte de despote éclairé. […] La réforme de l’Armée et de la Marine est, de loin, la partie la plus importante de l’action de Sélim III. […] En ce qui concerne les janissaires, la même volonté de réduire le nombre des fantassins et de chasser les incapables pour alléger la charge des soldes sur le Trésor est mise en œuvre […]. Pour éliminer la corruption et l’incapacité du commandement, on sépare, [selon une] conception moderne, la fonction de chef militaire, l’agha, et celle d’administrateur de la troupe confiée à un nouveau personnage : le nazir (intendant) […]. Mais la grande nouveauté du règne est ailleurs, il s’agit de la création, à côté des corps militaires anciens, d’une armée réellement nouvelle, le Nizam-i-cédit (Ordre nouveau), infanterie et même bataillons d’artillerie, habillés, équipés, entraînés à l’européenne, et même commandés par des officiers européens.

Les réformes institutionnelles entreprises par Sélim permettent ainsi d’évincer les troublions au sein des institutions militaires, mais les mutations socio-économiques en cours dans l’Empire Ottoman ont mis en lumière, l’ambivalence des janissaires dans la société ottomane.

  • La place du janissaire dans la société ottomane

À mesure que l’Empire ottoman s’effrite, les janissaires se trouvent confrontés à des difficultés économiques sérieuses. Ces salariés de l’État sont témoins de la période de dégénérescence de l’Empire. En effet, ses finances s’amenuisent. La pression fiscale exercée par l’Empire les isole au sein de la société, et provoque un certain malaise dans les rangs des janissaires.

Ils ne bénéficient pas des mêmes droits que les autochtones musulmans. Edehm Eldem détaille cette différence de droit durant une émission radiophonique pour France culture, dans le cadre d’une série intitulée L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident. Chagniot fait la même analyse :

Tout avait été fait pour rattacher cette nouvelle troupe à la personne du sultan, et pour la tenir à l’écart de la population civile. Il est vrai que parmi les quatorze prescriptions imposées à tous les adjémioghlan (enfants d’étrangers), certaines devinrent caduques dès le XVIe siècle, ainsi l’interdiction de se marier, ou encore l’obligation de se coucher à la caserne.

Les janissaires demeurent malgré leurs proximités avec le sultan, des citoyens de seconde zone. Ils sont marginalisés dans la société, même si un assouplissement à leur égard se développe. Mais cela ne se fait pas sans conséquences pour l’Empire ottoman.

  • Dissolution du corps des janissaires par le sultan Mahmoud II

Mahmoud II abolit formellement le corps des janissaires en 1826. Il considère qu’il menace l’existence même de l’État. Il s’agit non seulement de préserver les institutions, mais également de préserver l’Islam. Mahmoud estime l’islam ottoman contraint par l’existence des janissaires.

Le sultan ottoman Mahmoud II (1784-1839)

En effet, au départ, ce corps mène une vie monastique. Mais, au fur à mesure de leur implantation dans l’Empire ottoman, les janissaires accèdent à une certaine autonomie les mêlant même à la population ottomane autochtone. Or l’idée que le janissaire est un être effacé est fausse. C’est une fiction entretenue par l’historiographie turque.

Effectivement, ce corps participe de manière active à la vie en société, que ce soit culturellement ou économiquement. L’historien Ali Yaycioglu évoque dans le détail la participation des janissaires à la société ottomane, dans un article de la Revue d’histoire du XIXe siècle :

Toutefois, les janissaires connurent une évolution graduelle, qui les rapprocha des organisations d’artisans, inscrites dans l’espace urbain et protagonistes des luttes politiques. Tandis que les janissaires devenaient des acteurs importants au sein de l’économie urbaine, des milliers de citadins se virent accorder [ce statut], parfois dans son intégralité. Les cafés qui proliféraient dans les villes ottomanes, étaient généralement gérées par des affiliées des janissaires, ce qui confirme que ceux-ci devenaient aussi des acteurs majeurs de la vie publique urbaine ; dans les secteurs à faible revenu (rameurs, porteurs, tanneurs), nombreux étaient ceux qui dépendaient des janissaires.

L’ascension sociale incontrôlée des janissaires dans la société ottomane joue un rôle déterminant dans le déclin de l’Empire ottoman. En effet, les janissaires tissent des réseaux de solidarité sociale, occupant toutes les strates de la société, renforçant par conséquent leur influence politique dans les pouvoirs de commandements au sein de l’Empire.

Défenseurs d’une ligne conservatrice, les janissaires entendent conserver leurs privilèges au sein de l’Empire ottoman, enrayant ainsi les tentatives de réformes institutionnelles avec une violence sanglante, puisque les janissaires exécutent Osman II. Ce qui est en somme paradoxal dans l’histoire de l’Empire Ottoman, c’est que ceux qui le façonnent et incarnent sa puissance et sa grandeur sont les mêmes qui en causent le déclin les siècles suivants.

Enfin, ce qui est saisissant dans le corps d’élite militaire des janissaires, c’est sa continuité historique à l’étranger, qui contribue à forger des identités pré-nationales au Maghreb (dynastie des Karamnli). C’est par exemple le cas de la création de la dynastie husseinite, qui voit le jour en Tunisie, avec l’accession au pouvoir de Hussein ben Ali Turki :

Profitant de la vacance du pouvoir, Hussein ben Ali Turki, agha des spahi, c’est-à-dire commandant de la cavalerie, s’impose comme bey, et […] fonda la dynastie des husseinites. Il n’était pas turc, mais kouloughli, et il régna sous le nom d’Hussein Ier. […] L’aristocratie conquérante turque s’était ouverte aux Kouloughli et aux notables indigènes, ce qui fit qu’une réelle fusion s’y produisit, permettant la naissance d’une monarchie pré-nationale.

L’itinéraire singulier de la figure du janissaire le conduit ainsi dans un premier temps à faire le faste de l’Empire ottoman, en accélérant son expansion en Europe continentale. Les janissaires s’avèrent aussi être à l’origine de la fondation d’une monarchie pré-nationale dans le bassin méditerranéen :

Vers 1650, arriva à Tunis venant « du pays des chrétiens », un homme originaire de la ville de Candie (Héraklion) en Crète, possession vénitienne depuis le XIIIe siècle, puis ottomane en 1669, que l’on prénomma — après sa conversion à l’Islam — Àly (Ali), mais el-Tourky — le Turc — selon le seul Husseïn Khouja (Khodja) […], le futur bey Husseïn et non Tourky — Turc — que l’on attribuait à ceux dont on ignorait l’origine ou qu’on classait dans la catégorie générale des inconnus alors qualifiés impersonnellement de Turcs (de l’Empire). Fut-il recruté, avec d’autres Levantins, pour l’encadrement de la milice, comme l’écrivirent Alphonse Rousseau [et] Léon de Bisson ? Était-il un aventurier, un va-nu-pieds ou un traîneur de savates à la recherche de cette bonne occasion salvatrice d’un sort incertain, comme on en rencontrait souvent dans les ports méditerranéens de l’époque singulièrement de la « Berbérie, une sentine et un cloaque de l’Empire ottoman » ? Était-il de noble extraction, comme se plaisait à l’affirmer la tradition husseinite ? Sa carrière le suggérait.

L’histoire singulière de Hussein ben Ali Turki, captif chrétien, enfant de janissaire et natif d’Héraklion, destiné à fonder la dynastie tunisienne des husseinites, présente un intérêt concret dans le cadre de notre étude. Généralement décrit péjorativement par nos contemporains, il s’avère être que la figure du janissaire est un syncrétisme subtil, mêlant des apports chrétiens et musulmans, constituant de la sorte une forme de pont culturel dynamique entre deux civilisations.

Ainsi, comme nous le démontrons dans cet article, la complexité de la figure du janissaire réside dans son tiraillement entre son extraction sociale particulière, marginale, et son allégeance à un pouvoir politique en proie à une instabilité systémique liée à son expansion et des changements de doctrines politiques au gré de luttes de pouvoirs fratricides.

De Mahmoud II à Mehmet III, les enjeux politiques diffèrent, à l’instar des objectifs poursuivis. Le manque de clairvoyance des souverains et l’absence de continuité politique dans le sillage des réformes de Sélim III attise les antagonismes entre le corps des janissaires et le pouvoir central, jusqu’à faire péricliter l’autorité de ce dernier. Le catalyseur de ce lent déclin débute avec l’échec du second siège de Vienne, à partir duquel Jean III Sobieski, roi de Pologne et archiduc de Lituanie vainc les armées ottomanes dans la capitale des Habsbourgs.

Ce souvenir demeure impérissable, car il marque une rupture épistémologique, celle-ci symbolisant un coup d’arrêt de l’expansion ottomane mais surtout, annonciateur d’un déclin irrémédiable qui écarte de manière définitive l’emprise ottomane sur le continent européen. Un temps faiseurs de rois, les janissaires ayant déposé le sultan Osman II puis le remplaçant par Moustafa Ier, se trouvent affaiblis par un grand vizir albanais, Mehmet Küprülü.

Parvenu au pouvoir, le vizir met de l’ordre au sein de l’Empire ottoman, en évinçant des postes à hautes fonctions les janissaires et en réorganisant l’administration, au point d’alléger considérablement les dépenses dans les armées. Bien que l’entreprise du vizir albanais a l’effet escompté, cet effort ne tarde pas à se tarir puisque de nouvelles dissensions apparaissent lors du second siège de Vienne.

En effet, les janissaires font assassiner le vizir ottoman, Kara Moustafa, lequel se distingue par ses prouesses militaires jusqu’à présent en Europe orientale. Cette mise à mort du vizir met le trouble dans les rangs ottomans. Les maux organisationnels de l’Empire ottoman tirent leurs origines pour l’ensemble de cette dichotomie permanente entre les janissaires et le pouvoir central, qui n’a jamais su apprivoiser ce corps militaire devenant désobéissant, encombrant et prééminent.

En somme, ce qui accélère le long déclin de l’Empire ottoman, ce sont ses contradictions internes, bien que luttant sur différents fronts, en Perse, en Mésopotamie, en Europe orientale et en Méditerranée. Ce qui affaiblit avant tout l’Empire ottoman, ce ne sont pas les entités politiques contre lesquelles il lutte, mais plutôt des causes principalement endogènes comme la levée de l’impôt au sein de l’Empire, qui provoque des soulèvements, notamment parmi les janissaires, corps devenu incontournable dans le processus politique et organisationnel de l’Empire ottoman.


BIBLIOGRAPHIE

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Lugan (Bernard). Histoire de l’Afrique du Nord (Égypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc). Des origines à nos jours. Monaco, Éditions du Rocher, 2013.
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Safwène NATAHI

 

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