NOTE DE LECTURE — Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure


Notre dernière note de lecture, sur l’ouvrage Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure, publié en 2017 et écrit par Olivier Pétré-Grenouilleau, évoque l’exploration du continent africain par les Occicentaux, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles.


L’auteur de l’ouvrage Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure est l’historien français Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste de l’histoire de l’esclavage. Son champ de recherche couvre l’histoire de la traite négrière et celle du négoce. Il doit notamment sa notoriété à un livre portant sur la traite négrière, intitulé Les traites négrières.

Pétré-Grenouilleau commence sa carrière dans l’enseignement en tant que maître de conférences à partir de 1999, à l’Université de Bretagne Sud (UBS). En 2007, il devient professeur des Universités en histoire, à l’Institut d’études politiques (IEP) SciencesPo Paris.

Le présent livre, Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure, porte sur l’histoire de l’Afrique occidentale entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle. L’auteur s’attache à étudier l’histoire des représentations de l’Afrique intérieure, en s’appuyant sur des récits de voyages de sept explorateurs européens : le Britannique Hugh Clapperton, Dochard, Alexander Gordon, Gray, John Lander et Mungo Park, les Français René Caillié et Gaspard Mollien.

La singularité de l’ouvrage réside dans le fait que l’auteur s’illustre par une démarche historiographique innovante, s’attelant à récupérer des sources originales, telles des récits de voyages faits par des explorateurs européens ayant pénétré l’Afrique intérieure dans une période décisive, entre la fin de la traite négrière et les prémices de la colonisation. Au début de son travail, il rappelle avec vigueur les différentes représentations historiques de l’Afrique dans les imaginaires européens.

Grenouilleau fait débuter les premières représentations depuis les grandes découvertes, à partir du XVe siècle, époque à laquelle les explorateurs ibériques, par le progrès technique matérialisé par l’invention de nouveaux instruments de navigation, parviennent à contourner le cap de Bonne Espérance pour rejoindre les Indes. Cela les conduit à sillonner les rivages de l’Afrique occidentale.

C’est dans ce contexte historique que les premiers récits d’Européens nous parviennent. Les figures majeures de cette période à l’initiative de ces récits sont des navigateurs, à l’image de Filippo Pigafetta et Duarte Lopez. La particularité de leurs récits se trouve dans le fait que l’Afrique y est dépeinte superficiellement. En effet, ces navigateurs livrent un récit se bornant à la description de paysages et l’évocation du climat.

Dans sa démarche comparative, Grenouilleau poursuit son raisonnement en portant son étude sur un deuxième groupe social ; celui des armateurs et négriers, protagonistes d’une traite et produit un discours sur l’Autre : ici, l’Afrique. Si ces armateurs européens partagent avec les navigateurs ibériques des grandes découvertes de n’avoir été au contact des populations africaines qu’à partir des côtes, ils vont néanmoins plus loin.

Grenouilleau souligne que la nature des représentations diffère sensiblement avec le premier groupe, celui des explorateurs initiaux. En effet, les armateurs et négriers déploient un discours dépréciatif, en véhiculant des stéréotypes raciaux à l’encontre des populations africaines.

Le dernier groupe de voyageurs que relève l’historien, et qui est ici son objet d’étude central, est celui des explorateurs européens précités en introduction. Il borne son étude entre les années 1790 et 1830, durant lesquelles ces explorateurs sillonnent l’Afrique intérieure. Cette expérience du voyage donne lieu à des représentations plus précises du continent africain, consignées dans des récits de voyage. L’auteur s’appuie dessus pour analyser les représentations de l’Afrique faites par les explorateurs européens.

Un point essentiel dans la démarche historique de l’auteur est à souligner : celui-ci indique que l’objectif de son ouvrage n’est pas de nous renseigner historiquement ou même géographiquement sur ces régions intérieures de l’Afrique. En cela, il se démarque d’une approche historique traditionnelle. L’objectif n’est pas de vérifier la véracité des faits rapportés.

L’auteur explique qu’il cherche à étudier la nature des récits parvenus, en les confrontant les uns aux autres. Ainsi, Grenouilleau tend à s’effacer volontairement, pour préserver le caractère manifeste des récits sans édulcorer les représentations qui les sous-tendent.

Son étude se décline en trois angles. Dans un premier temps, il appuie sa réflexion en révélant le caractère scientifique que cherchent à endosser les explorateurs, voulant rendre compte du « réel » dans leurs récits. La deuxième partie traite des thématiques culturelles et économiques, à travers les récits des voyageurs. Dans la dernière partie, Grenouilleau s’applique à identifier les représentations qui résulteraient des récits, notamment en termes d’ingérence des États européens en Afrique ; vient ensuite la problématique de la fabrication de l’image de l’homme blanc qui résulterait des récits recueillis.

Avec une approche didactique, l’auteur nous familiarise assez tôt dans le livre avec les sept explorateurs, brossant un portrait analytique et sociologique. Il nous apprend que la plupart d’entre eux sont formés dans la Marine et dans l’Armée, à l’exception du Français Caillié. Ce dernier se passionne pour l’exploration à travers la lecture de romans de voyages et, à seize ans, s’embarque à Rochefort pour le Sénégal.

À la suite de ces éléments introductifs, Grenouilleau entame le décorticage des récits. Il souligne que ces explorateurs se complaisent dans des postures prétendument scientifiques, en voulant rendre compte du réel malgré des contradictions internes aux récits. On retrouve chez eux la prétention à l’objectivité, comme l’illustre les expressions suivantes recueilli chez Park, Gray et Mollien : « dictée par la vérité, elle est simple, sans prétention à l’élégance et n’a d’autre mérite que d’étendre jusqu’à certain point les connaissances sur la géographie de l’Afrique » ; « raconter les faits avec exactitude » ; « n’a point cherché à embellir ou à déguiser aux dépens de la vérité les faits qui [lui] sont personnels ».

La contradiction interne du récit que relève avec justesse l’historien, c’est que nous ne pouvons que difficilement rendre compte du « réel » dans un récit de voyage, tant certaines notions, à l’instar de l’usage descriptif (donner à voir) et la fonction narrative sont, quelque part, antinomiques. Le récit de voyage comprend ainsi une double fonction, il donne à voir, et décrit. Grenouilleau va même plus loin dans sa démarche, en dressant trois courant de récits de voyage.

Il situe le premier au XVIIIe siècle avec la fonction suivante : « inventer un discours original sur des choses connues et vues de tous, des lieux communs au sens littéral du terme ». Il place la deuxième durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il s’agit, selon lui, non plus seulement de panser, mais d’observer, avec un « accent mis sur le caractère scientifique ». La dernier courant du récit de voyage, que l’auteur positionne autour du début XIXe siècle, s’attèle à affirmer un discours scientifique, recherchant l’exactitude.

L’auteur conclut que ces explorateurs sont tiraillés entre ces trois courants historiques du récit de voyage. Ces contradictions affirment vouloir rendre compte du réel. Mais ce ne sont pas les seuls éléments qui dévoient l’ambition d’objectivité affichée. Même des acteurs externes aux récits de voyage peuvent détourner la nature du récit, notamment lors de l’intervention des éditeurs, qui l’épurent, en évacuant des éléments du récit qu’ils jugent comme étant des détails.

Nous pouvons aussi noter, comme le souligne à juste titre l’auteur, que la méthodologie des explorateurs européens est imparfaite. Grenouilleau le démontre notamment avec le cas de Clapperton qui, soucieux de rendre compte du « réel », retouche son récit de voyage en enlevant des éléments pouvant se prêter à des jugements de valeur lorsqu’il restitue la version finale à son éditeur.

La méthodologie de travail de nos explorateurs, rapporte Grenouilleau, se déploie autour de trois axes majeurs qui sont la classification, la hiérarchisation et enfin le rejet du style. Comme l’indique l’auteur, les explorateurs tendent à classifier la faune, les peuples, les mœurs et les habitations en y trouvant des repères familiers, comparaisons avec l’Europe qui donnent souvent lieu à des jugements de valeurs et les induit inévitablement à exprimer un sentiment de supériorité vis-à-vis des autochtones.

Cela est perceptible dans l’hostilité affichée envers les Maures et la religion musulmane. Cette dernière, selon l’auteur, est perçue par les explorateurs comme concurrençant les valeurs européennes universelles découlant des idéaux des Lumières, qu’ils cherchent à promouvoir en cette période précoloniale. Cela expliquerait éventuellement le mépris ostentatoire affiché par les explorateurs européens à l’égard des Maures, que Park décrit de la manière suivante :

Ma présence fournit aux Maures de l’occasion d’exercer à leur gré d’insolence, la férocité et le fanatisme qui les distinguent du genre humain. […] J’étais obligé de souffrir d’un air tranquille les insultes des sauvages les plus brutaux qui existent sur cette terre.

Le fonctionnement social et politique des sociétés africaines est également abondamment décrit dans cet ouvrage. Ces récits font écho à des régimes politiques que les explorateurs qualifient de monarchiques. On voit encore ici un point de vue centré sur l’Europe, avec une démarche méthodologique s’appuyant souvent sur une approche comparative qui sous-tend l’ensemble des récits de voyage.

Ce qui est particulièrement intéressant dans le quatrième chapitre, Contours de civilisation, c’est l’effet paradoxal du récit de voyage, bien que l’ensemble des explorateurs européens semble écarter l’idée de l’existence d’une civilisation. En témoigne l’entretien constant de lieux communs dépréciatifs à l’encontre des populations. Les portraits réalisés et les descriptions donnent en revanche à penser que nous sommes face à une civilisation.

Le point concernant l’ingérence européenne en Afrique occupe le sixième chapitre, Traites et esclavages peuvent-ils disparaitre ?. L’auteur, s’appuyant toujours sur les récits d’explorateurs européens, montre qu’ils expriment un sentiment plutôt tempéré, et n’ont pas d’avis tranchés.

Si tous s’accordent à dénoncer la traite organisée par les Maures, cette hostilité, comme nous l’avons vu précédemment, s’explique par des différences culturelles fortes. Hors du cadre des Maures, la traite, malgré un contexte historique abolitionniste, n’est pas tellement condamnée. Les réflexions des voyageurs sur ces sujets nous paraissent même comme étant contradictoires, entre condamnation et légitimation. Le lecteur pourrait interpréter cette versatilité affichée par certains de ces explorateurs comme n’étant pas indubitablement une préoccupation pour eux.

Le seul explorateur qui s’illustre et se démarque de ses contemporains est, manifestement, Gray, qui se félicite de l’abolition de la traite en ces termes :

Le Rio Nuñez1 et le Pongas2, qui étaient précédemment infectés de marchands d’esclaves et de leurs émissaires, sont maintenant purgés de leurs odieuses présences.

Dans le septième et dernier chapitre de l’ouvrage, Le blanc ou la construction d’une image, l’auteur rassemble les différents récits de voyage portant sur la représentation que se faisaient les Africains sur l’homme blanc. Par cette démarche, il cherche à dégager un portrait de celui-ci, au travers de récits de voyages.

Les récits parvenus tendent à conférer à l’homme blanc un caractère omnipotent, se mêlant au surnaturel. Mais ce qui domine essentiellement, c’est le sentiment de crainte des sociétés africaines envers lui.

Nous devons bien évidemment envisager la réception de ces écrits et leur véracité avec précaution et distance critique. Cet ouvrage revêt un intérêt particulier pour l’historien s’intéressant à l’histoire du voyage dans les sociétés européennes et à l’histoire précoloniale en Afrique.

Il a le mérite d’être subversif et singulier. Son approche historique est audacieuse, puisqu’il nous donne non à vérifier la véracité des faits rapportés par les récits, mais à les prendre tels qu’ils sont pour en dégager des aspects.

En revanche, bien que l’historien doive être loué pour son approche d’une histoire renouvelée, il ne tient toutefois pas l’ensemble de ses engagements. Il indique en introduction qu’il compte tourner le dos à toutes formes d’historicisme, ne cherchant donc pas à accorder une place prépondérante à l’historicité. Nous observons cependant que la complexité des phénomènes décrits l’amène progressivement à donner à voir des éléments de contexte et, surtout, à confronter les récits de voyage au « réel ».

Safwène NATAHI

PÉTRÉ-GRENOUILLEAU (Olivier). Quand les Européens découvraient l’Afrique intérieure. Paris, Tallandier, 350 p., 2021.


1 — Le Rio Nuñez est un fleuve côtier de Guinée.

2 — Ancien nom du Rio Pongo ; il s’agit, également, d’un fleuve guinéen.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *