LIVRE DE LA SEMAINE — « Théodora, prostituée et impératrice de Byzance »


Notre neuvième livre de la semaine, Théodora, prostituée et impératrice de Byzance, écrit en 2018 par Virginie Girod, s’intéresse à la vie de Théodora, femme de l’augustus Justinien, empereur byzantin du VIe siècle. C’est le destin hors-norme d’une jeune femme issue de la fange, et parvenue au sommet de l’Empire.


Avec cet ouvrage paru en mars dernier chez Tallandier, l’antiquisante Virginie Girod, spécialisée dans l’histoire de la sexualité et des femmes, livre une biographie riche d’une figure méconnue de l’Empire byzantin : Théodora (500-548). Celle qui est la femme de l’empereur Justinien Ier le Grand s’avère tout à la fois « prostituée et impératrice », comme le rappelle le titre.

Son existence n’est pas le passage linéaire d’un stade (celui de courtisane et de femme issue du monde de l’Hippodrome de Constantinople, ancienne Byzance1) à un autre, qui serait, celui, définitif, de femme de l’empereur. Bien au contraire, on le comprend à la lecture de ces quelque trois cents pages, la vie de Théodora et de ses affidées issues du pornéin, l’univers du bordel — Antonina et Comito, notamment — est une constante oscillation entre ces deux mondes. Et même dans les hautes sphères du pouvoir, elles garderont les traits psychologiques de leurs anciennes vies de courtisanes : le don pour la comédie, une ambition jamais refrénée, la rivalité entre femmes, une séduction perpétuelle, et cette volonté de revanche comme d’ascension sociale propre à ce milieu.

Girod propose une narration paradoxale. Le portrait de Constantinople est riche, détaillé et sûr, parce que sourcé. Il déborde d’ailleurs sur un état des lieux plus large de l’ancien Empire romain d’Occident, disloqué un siècle plus tôt, et des belles réussites de celui d’Orient : de grandes richesses économiques, y compris certaines inconnues de notre époque, comme le murex (utilisé pour l’extraction du pourpre) et le silphium (plante médicinale disparue au Ve siècle).

Ce portrait développe surtout une vision d’ensemble de la myriade de petites cités-États de l’époque, gouvernées par un augustus2 se concevant comme premier ami de ses peuples, et perpétuateur de la Romanité. D’un autre côté en revanche, le portrait est vague et incertain, voire infidèle, car mal sourcé, l’image physique tout comme le récit biographique de Théodora demeurant largement inconnus. Pire, ils sont en réalité avant tout tributaires de témoignages d’ennemis politiques.

C’est ainsi que ce livre, tout en faisant parcourir l’Empire byzantin dans ses plus petits recoins, ses aspects politiques aussi bien que culturels, en passant par l’urbanisme monumental de l’Hippodrome, dépeint une Théodora approximative, fruit d’un homme, dont l’œuvre (L’Histoire secrète de Justinien) est le fil rouge du récit : Procope de Césarée3. Ce contemporain de l’impératrice écrit quelques années après sa mort. Il révèle un portrait acide de celle qu’il a côtoyé. C’est à Procope que l’on doit d’ailleurs la légende noire relative à cette impératrice maudite, à partir de faits réels — la jeunesse de Théodora — quoique amplifiés.

Au-delà de ce portrait spécifique de Théodora, l’ouvrage dépeint celui d’un archétype et d’un fantasme, la femme antique parvenue au pouvoir, et que l’on craint à ce titre, à l’image de Zénobie, au IIIe siècle : celle qui ébranle l’Empire de Rome depuis Palmyre. Compte tenu de la spécialisation de Girod, le livre traite également largement de la place du sexe et des femmes dans la société, à une époque-charnière, où la Chrétienté naissante en change précisément les modalités. « La sexualité comme pulsion de vie, comme symbole de puissance vitale, l’eros romain, se faisaient pêché. » selon le christianisme, devenu religion d’État de l’Empire romain d’Orient à partir du IVe siècle, sous Constantin Ier, rappelle ainsi l’auteur.

Dans le même temps, il est précisé que ce changement de rapport à la chair n’est pas unanime dans la société, car s’il est prédominant dans l’exercice religieux des Byzantins, il n’est pas opérant dans le monde de la prostitution ou des jeux du cirque, deux thèmes centraux de l’ouvrage. Dans ce dernier univers, celui de l’Hippodrome, au-delà des interdits sur le sexe, les nouvelles règles de vie sociale édictées par le christianisme, comme en témoigne ces propos de Girod sur l’attitude des Factions, ne marquent pas les « petites mains » des jeux, milieu d’origine de Théodora. « Ceux qui auraient dû raser les murs hors de l’Hippodrome […] étaient en réalité fiers d’être identifiés comme des membres des factions. », indique ainsi l’auteur, mentionnant le port de vêtements ostentatoires, amples et colorés par ceux qui, par ailleurs, demeurent considérés comme des parias.

Parmi cette masse de parias qui anime la vie culturelle de Constantinople, au service de l’augustus et de son image, Théodora est l’une des rares qui tire son épingle du jeu. Il n’est pas étonnant que ce destin hors-norme suscite en retour tant de critiques. Dans cette entreprise de démolition de l’impératrice, Procope n’est jamais qu’un pionnier, initiateur d’une longue tradition historiographique vis-à-vis des femmes de pouvoir sous l’Antiquité, de Zénobie à Cléopâtre, en passant par la célèbre Messaline.

  • GIROD (Virginie). Théodora, prostituée et impératrice de Byzance. Paris, Tallandier, 304 p., 2018

— Gauthier BOUCHET


1 — Le terme d’augustus signifie « Auguste » en latin. Il désigne les empereurs de Byzance, qui lui préfèrent celui de basileus (« la base ») à partir de 629 et le règne de Héraclius Ier, avant un usage officiel définitif sous Justinien II Nez-Coupé. Les augustus byzantins s’inspirent naturellement des empereurs romains, à commencer par le premier d’entre eux : Auguste.

2 — Byzance est l’ancien nom de la ville, jusqu’en 330, époque à laquelle celle-ci prend le nom de Constantin, empereur romain. Le titre du livre emploie donc improprement ce terme, concernant une époque où il n’est pourtant plus employé depuis deux siècles.

3 — Césarée, ex-Césarée-Maritime (Caeserea Maritima) est un ancien port, situé dans l’actuel Israël, entre Nétanya et Hadera.

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