Notre livre de la semaine, Un vélo contre la barbarie nazie, l’incroyable destin du champion Gino Bartali, publié en avril dernier, par Alberto Toscano, traite du cycliste italien renommé Gino Bartali, et notamment de ses années de guerre, durant lesquelles il s’engage dans la résistance face aux fascistes et aux nazis.
L’ouvrage commence par une préface de Marek Halter, célèbre écrivain français, spécialiste du judaïsme. Cet avant-propos se veut nettement politique, en tant que mise en garde contre le racisme et les totalitarismes. En quelques pages, Halter revient notamment sur la politique antisémite de l’Italie fasciste, et cite aussi un exemple maladroit : celui de Jesse Owens, cet athlète américain noir « qui lança un défi un défi à Hitler », estime-t-il (ignorant ce faisant les propos ultérieurement positifs du coureur sur le chancelier allemand1).
Alberto Toscano, l’auteur de ce petit livre — deux cents vingt pages — est un historien italien, né en 1948. Diplômé de l’Università degli studi di Milano (Université de Milan, UniMi), il est docteur en sciences politiques. Mais sa carrière n’est pas universitaire. En 1975, Toscano s’oriente vers le journalisme, puis il part à Paris, où il devient correspondant de la presse italienne. Il anime actuellement le Club de la presse européenne.
Dans Un vélo contre la barbarie nazie, l’auteur revient comme l’indique le titre sur la vie d’un cycliste, Gino Bartali (1914-2000) engagé contre le fascisme et le nazisme, durant les années de la Deuxième guerre mondiale. L’ouvrage procède à un régulier aller-retour entre le palmarès sportif de Bartali et le récit de ses années de guerre.
Concernant le palmarès, Toscano, qui voit en Bartali « un grand nom du cycliste mondial », rappelle qu’il est surtout un grimpeur. Des victoires emblématiques disent tout de ses performances exceptionnelles : deux fois vainqueur du Tour de France (en 1938 et en 1948) et trois fois du Giro, le Tour d’Italie. L’auteur insiste sur le caractère d’homme ordinaire du coureur, fils de paysan, né à Florence, ayant quitté l’école à douze ans pour travailler, alors que l’Italie se découvre fasciste.
Sur la question du régime mussolinien, Toscano se révèle souvent assez partial, assumant comme le préfacier un ton nettement politique, excessivement sans doute. L’on ne peut toutefois pas classer politiquement Toscano sur la seule base de ses écrits. Le titre du livre lui-même semble imprécis. Après tout, compte tenu du contexte italien, il s’agit davantage d’un vélo contre « la barbarie fasciste » que contre « la barbarie nazie ».
Il est également parfois esquissé que les Allemands occupent alors l’Italie, qu’encore, ils font collaborer les Italiens. En réalité, l’Italie demeure un État souverain durant la Deuxième guerre mondiale et il n’y a de réelle occupation allemande — dans un contexte bien différent de celui de la France, puissance ennemie de l’Allemagne — qu’après la libération de Benito Mussolini2 et la constitution, au Nord de la Péninsule, de la République sociale italienne, État fantôche. De même, l’utilisation régulière du terme « nazifasciste » peut surprendre. Elle est cependant la traduction d’un terme courant en italien, nazifascisti, soit une manière de rapprocher en les associant les idéologies du fascisme et du nazisme. Quant à la description de l’italianité comme un pur « mythe », elle laisse songeur…
Au-delà de l’étude détaillée du palmarès de Bartali et de son épopée comme Juste parmi les Nations3, le livre revient en détail sur le climat politique de l’époque en Italie, jusqu’après-guerre d’ailleurs, en se référant à des figures comme le communiste Palmiro Togliatti et le démocrate-chrétien Alcide de Gasperi. Concernant la matrice du récit, les années de guerre, l’on perçoit bien le durcissement du régime de Benito Mussolini, sur une question comme le sort des minorités juives, qui fait suite à son rapprochement stratégique avec l’Allemagne.
Le livre développe aussi longuement sur la vision fasciste du sport. Il rappelle les initiatives de Mussolini en la matière. Page 58, Toscano s’attarde ainsi sur le ministère dédié aux sports sous l’Italie fasciste : [Mussolini] « finit par créer en 1937 un ministère ad hoc, le ministère de la Culture populaire, que les Italiens appellent Minculpop, parfois avec une certaine ironie ». Les institutions sportives préexistantes, parfois insuffisamment « fidèles » au régimes, se fondent alors dans ce ministère unique.
Le totalitarisme prend ici sa pleine dimension, c’est-à-dire celle d’un système politique où un État total régit tous les aspects de la vie publique et privée de son peuple. Le fait est patent avec ce « Minculpop » dont l’auteur rappelle qu’il a l’habitude « d’adresser aux rédactions des journaux des instructions à observer dans l’écriture et la publication des articles ». Page 60, Toscano poursuit son analyse du sport fasciste, précisant qu’il « est conçu par le régime comme un instrument très important pour obtenir un consensus populaire. » C’est, quelque peu, le pain et les jeux (panes et circenses) nouveaux d’une Italie les ayant vu naître, sous l’Antiquité romaine, avec les combats de gladiateurs.
Mais au-delà du Bartali sportif, Toscano s’intéresse surtout à celui faisant front « à la barbarie nazie », pour reprendre le titre. Le coureur est initialement peu dissert sur cet épisode de sa vie. « L’homme Bartali a toujours évité après la guerre de parler de cette histoire merveilleuse dont il était protagoniste », rappelle ainsi l’historien. Durant cette épopée d’une année entre 1943 et 1944, dans le chaos de la République de Salò, il sauve pourtant quelques huit cents juifs de la déportation.
Sur cette course pour la vie des autres, le livre apporte des précisions pour certaines inédites. On y découvre un Bartali usant à dessein de sa notoriété pour faciliter sa tâche lorsqu’il transporte des faux papiers. En effet, celui-ci nargue des militaires allemands admiratifs de sa carrière et qui ne se doutent de rien, car après tout, il semble normal que Bartali circule en vélo pour ses entraînements. En réalité, il cache sans la structure de son vélo les petits papiers qui sauveront des centaines de vies, discrètement aidé en cela par les réseaux catholiques toscans.
Ouvrage hybride entre livre sportif et livre historique, Un vélo contre la barbarie nazie s’intéresse aussi à la vie quotidienne des Italiens et des Français après-guerre, et à un certain nombre de phénomènes nouveaux : la télévision, le sport de masse, le tourisme… L’ouvrage suit également la concurrence, raide ou amicale, entre Gino Bartali et l’autre grand cycliste italien : Fausto Coppi. Une dizaine de photographies explique cette rivalité, et les grands faits sportifs de Gino Bartali, de même que certaines anecdotes spectaculaires, comme sa rencontre avec Orson Welles, en marge du Tour de France. L’ensemble rend compte d’une grande course pour la vie, accompagnée de rencontres extraordinaires, mais aussi de sacrifices.
— Gauthier BOUCHET
- TOSCANO (Alfredo). Un vélo contre la barbarie nazie, l’incroyable destin du champion Gino Bartali. Paris, Armand Colin, 224 p., 2018
1 — Owens indique par la suite : « Quand je suis passé devant le chancelier, il s’est levé, a agité la main vers moi, et je lui ai fait un signe en retour. Je pense que les journalistes ont fait preuve de mauvais goût. » Dans son témoignage, l’athlète compare également son traitement en Allemagne et l’absence de considération du président Roosevelt pour sa performance, à une époque de ségrégation raciale aux États-Unis.
2 — Destitué par le Gran consiglio del fascismo (Grand conseil du fascisme) en juillet 1943, Mussolini est emprisonné à Gran Sasso, dans les Apennins, par le maréchal Badoglio, nouveau président du Conseil. Deux mois plus tard, un corps de parachutistes allemands et de Waffen-SS mené par Otto Skorzeny le libère. Rétabli au pouvoir par Hitler, Mussolini refonde un État fasciste au Nord de l’Italie : la République sociale italienne (RSI).
3 — Le terme de « Juste parmi les Nations » correspond à un concept de l’ordre juridique israëlien de 1953. Les Justes sont désignés par Israël comme étant les personnes ayant apporté de l’aide durant la Deuxième guerre mondiale à un juif en situation d’impuissance ou menacé de mort, tout en étant conscients des risques, et sans demande de récompense ou compensation pour lesdits risques.