Notre premier livre de la semaine, Alcibiade, ou les dangers de l’ambition, écrit en 1995 par Jacqueline de Romilly, renvoie à l’une des figures de la guerre du Péloponnèse : Alcibiade (Alkibiadès). Au-delà de ses hauts faits d’armes, ce célèbre général de l’Antiquité symbolise également la trahison en politique, avec ses allégeances contradictoires, d’Athènes à la Perse, en passant par Sparte.
Dans cette biographie magistrale, Jacqueline de Romilly — helléniste par excellence — nous présente un portrait complet de ce personnage, talentueux, beau, intelligent, mais quelque peu tourmenté. Au fil des trois cents pages parcourues avec un grand agrément, l’auteur livre les clés pour saisir l’ambition dévorante de celui qui fut, entre autres, le pupille de Périclès et l’ami disciple de Socrate. Une des grandes forces de Romilly reste sa volonté manifeste de suivre les textes anciens, essentiellement ceux de Thucydide, Plutarque et Platon, sans jamais avancer une idée qui n’est pas démontrée ou argumentée. De fait, elle ne se départit pas de cette rigueur scientifique alliée à cette exigence académique qui consacrent sa grande réputation d’intellectuelle et d’érudite.
L’auteur décortique à la perfection les enjeux géopolitiques, les différents régimes de l’époque (le Ve siècle avant Jésus-Christ), et notamment cette démocratie athénienne, tant vantée par les modernes, malgré les tares intrinsèques de cette institution. La compétition électorale conduit en effet toujours, et quelles que soient les époques, à la démagogie, la corruption, la calomnie, la division etc.
La Grèce d’alors est alors divisée en cités-États. Entre 431 et 404 avant Jésus-Christ, les deux plus importantes, Sparte et Athènes, se livrent ce que les historiens appellent aujourd’hui la guerre du Péloponnèse. Dans ce contexte politique agité, l’ambitieux Alcibiade (450-404 avant Jésus-Christ) veut à la fois se faire un nom, tout en travaillant à la gloire d’Athènes. Issu d’une famille riche, ancienne et respectable, Alcibiade reçoit une excellente formation, qui le place au-dessus du commun des mortels.
Enfant, on raconte que lors d’un combat de lutte dans lequel il ne déborde pas son adversaire, il se met alors à le mordre. Ce dernier crie : « Tu mords comme un mouton. ». Sans se démonter, et avec un calme olympien, Alcibiade rétorque alors : « Non, je mords comme un lion. » La légende est déjà en marche… À ce sens inné de la répartie, il joint également de la beauté du corps, la puissance de l’esprit ainsi qu’une vivacité intellectuelle hors norme. Séduisant, cultivé, habile rhétoricien, il ne recule devant aucune audace pour défendre les causes qu’il embrasse à bras-le-corps. Il est pour ainsi dire bouillonnant d’actions et de stratégies complexes, mais puissantes. Concrètement, Romilly voit dans Alcibiade l’expression ultime d’un impérialisme athénien, qui conduira pourtant « le phare de la Grèce à s’éteindre ».
Dans le récit de la vie d’Alcibiade, il y a une ironie mordante dont seule l’Histoire peut se prévaloir. En effet, ce grand patriote athénien porte une responsabilité énorme dans la défaite d’Athènes face aux Lacédémoniens, car après avoir défendu sa chère cité grecque, ses talents diplomatiques, militaires et politiques s’épanouiront chez l’ennemie d’hier, l’éternelle rivale : Sparte. Les retournements de situation qui égraineront le parcours d’Alcibiade montrent que son ambition, loin d’être contenue, le dévorait de l’intérieur.
Nous découvrons, grâce au talent supérieur d’écriture de l’académicienne, dans cette Grèce tiraillée par la guerre, que la fierté côtoie la couardise, la fidélité, la trahison, la bravoure la lâcheté. Figure éminemment moderne, Alcibiade continuera encore longtemps de marquer les esprits…
- ROMILLY (de) (Jacqueline), Alcibiade, ou les dangers de l’ambition. Paris, Tallandier, 282 p., 1995.
— Franck