NOTE — Nicolas Machiavel, ou l’agir politique pur


À la suite de notre chronique littéraire, retrouvez dès à présent nos notes de lecture de l’ouvrage « Machiavel », par Jean-Yves Boriaud, ainsi que quelques extraits marquants.


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► Présentation de l’auteur

Jean-Yves Boriaud est professeur de langue et de littérature latines à l’Université de Nantes. Spécialiste de Rome sous la Renaissance, il se fait connaître par la publication d’une précédente biographie de Galilée, astronome et physicien florentin du XVIe siècle, célèbre pour avoir démontré que la Terre tournait autour du Soleil, et non l’inverse comme l’Église le pense alors.

Relativement à Nicolas Machiavel, au-delà de cette biographie de 2015, éditée chez Perrin, Jean-Yves Boriaud a traduit en français son Prince (Il Principe), ainsi que L’Art de la guerre (Dell’arte della guerra). Il est également le traducteur d’autres grands textes humanistes de la Renaissance.

► Qui connaît Machiavel ?

Tout le monde ou presque croit connaître Machiavel, mais qui le connaît réellement ? Nicolas Machiavel (version francisée de Niccolò Machiavelli) continue d’influencer politiquement et philosophiquement le monde, cinq siècles après sa disparition.

Ce penseur et diplomate florentin est en effet à l’origine de réflexions tout à fait novatrices pour son époque, et souvent mal jugées : de la nécessité d’une conscription militaire pour remplacer le mercenariat à la séparation de la religion et du politique induisant le principe de laïcité, de la raison d’État à la distinction entre pouvoir et morale, en passant par ses réflexions sur la corruption, consubstantielle au pouvoir absolu.

► Un questionnement sur le profil atypique de Machiavel

La problématique de l’œuvre de Boriaud émerge dès les premières pages, avec ce questionnement lancinant sur le caractère atypique du profil de Machiavel, fonctionnaire de second rang appelé à devenir l’une des principales références mondiales de la science politique, survivant encore dans le monde des idées plusieurs siècles après sa mort. L’auteur l’évoque à plusieurs reprises, dès le prologue, interrogeant en page 10 d’où vient que « les analyses politiques de ce fonctionnaire de second rang lui valurent, dès son époque, et définitivement, une aura — sulfureuse — d’envergure européenne ? ».

En effet, Machiavel s’avère un philosophe politique de première importance. Ses écrits inspirent notamment plusieurs grands théoriciens de l’État : Jean Bodin, Thomas Hobbes, John Locke…

Ce hiatus entre le caractère second de la fonction de Machiavel et la postérité de son œuvre peut faire penser à d’autres figures historiques postérieures, eux aussi simples fonctionnaires, à l’instar de Alexis Leger, dit Saint-John Perse, diplomate français durant l’entre-deux guerres et grand poète, ou du britannique George Orwell, qui des décennies avant son 1984 sert comme sergent de la police impériale en Birmanie, expérience d’ailleurs fondatrice de son rapport aux système de domination.

► Au-delà de la biographie, un contexte sociopolitique dense

Sans constituer une simple biographie de Machiavel et une analyse de son œuvre, ce livre revient très en détails sur le contexte dans lequel évolue cette grande figure de la science politique : la République florentine, cité-État d’une Italie morcelée entre influences françaises, papale et germanique, à la fin du XVe siècle. Florence vit le terme d’une première période de domination des Médicis, commencée en 1434 par le fondateur de cette prestigieuse lignée d’argentiers devenus hommes d’État : Côme de Médicis, dit l’Ancien (Cosimo de’ Medici, detto il Vecchio).

Le livre s’attarde également à décrire le contexte sociopolitique florentin sur un temps plus long, notamment les luttes de pouvoirs entre guelfes (guelfi) et gibelins (ghibellini), et, par eux interposés, la Papauté et le Saint-Empire. Il faut penser à toutes les conséquences de cette guerre dynastique entre les deux factions de l’oligarchie florentine, conséquences multiples, y compris les plus inattendues. Que l’on songe par exemple à l’urbanisme de la ville de Florence, sur lequel les vainqueurs procèdent régulièrement à une véritable politique de table rase.

Comme nous le rappelle l’auteur, la famille Machiavel soutient ouvertement le « parti » des guelfes. Lorsque, périodiquement, les guelfes sont défaits et proscrits par leurs vainqueurs gibelins, les Machiavel sont chassés de la ville. Nous le constatons, bien avant la naissance de Machiavel, lorsque, en 1260, cette famille guelfe est forcée de quitter le quartier florentin d’Oltrarno où elle est jusque-là implantée, aux côtés d’autres clans guelfes plus prestigieux : les Caniggiani, ou les Soderini…

► L’entrée en carrière à une époque « guère facile »

Né en 1469, Machiavel arrive à l’âge d’homme alors que Florence vit de graves soubresauts politiques. « L’époque où Machiavel entrait dans la carrière n’était guère facile. », rappelle ainsi l’auteur, page 51.

Laurent de Médicis, dit le Magnifique (Lorenzo de’ Medici, detto il Magnifico), meurt en 1492. Son fils et successeur, Pierre de Médicis, dit le Malchanceux (Piero de’ Medici, detto il Fatuo), n’est pas à la hauteur de sa tâche, et s’efface au bout de quelques mois d’un règne durant lequel la république, si riche quelques décennies auparavant, menace ruine.

Au malheur des Médicis s’ajoute la fragilité de la république face à l’envahisseur français. En effet, Pierre le Malchanceux opère un retournement diplomatique à l’égard du royaume de France, auquel la République florentine est jusque-là classiquement alliée. Inversement, il préfère allier Florence au royaume d’Aragon, puis il renvoie les ambassadeurs français, ce qui suscite la guerre.

En 1494, les troupes du roi Charles VIII se mettent donc en marche, avec une armée de loin supérieure aux condottieri florentins, sortes de mercenaires, et à la petite armée aragonaise. Elles enfoncent la Toscane, et s’emparent de Florence. C’est le début des guerres d’Italie, série de onze conflits qui s’étendront durant plus d’un demi-siècle.

► Une réflexion sur l’État, par le prisme de l’armée

Avec l’exemple des écrits de Machiavel sur les mercenaires, et beaucoup d’autres sujets, cette biographie nous rappelle d’ailleurs combien l’inadaptation de la petite république de Florence face aux standards régaliens des grands États en formation comme la France, la fragilise politiquement au final.

Sur cette question de l’armée idéale, comme celle du prince idéal, Machiavel propose des solutions qui connaîtront un grand avenir. Quelques années après leur théorisation, elles nourrissent le propos de son Prince et de L’Art de la guerre.

Nous percevons dans l’ouvrage que ces réflexions de Machiavel sur l’inefficience des condottieri florentins face aux armées de conscription et de métier s’articulent avec une vision d’ensemble des systèmes « parfaits » — États, armées ou institutions — et du bon prince, très avant-gardiste pour l’époque. Ainsi, Machiavel conçoit-il sans pouvoir encore la nommer la nécessité d’une raison d’État, lorsque Florence doit par exemple se séparer parfois de condottieri devenus encombrants en les exécutant. Le cas peut en effet se présenter que, vainqueur de quelque cité voisine, un condottiere trop ambitieux puisse de l’ombre à la République.

Ces principes supérieurs, qui placent très haut la pérennité du système politique pour lequel Machiavel œuvre en tant que diplomate, par rapport à son existence propre, sont d’ailleurs tout entiers compris dans cette célèbre maxime, issue d’une lettre de 1513 qui fit scandale à l’époque : « J’aime ma patrie plus que mon âme. » Le fait que Machiavel, alors déchu, puisse ainsi relativiser l’importance de l’âme et du divin, est très négativement perçu par ses contemporains.

► Machiavel, témoin-clé de la dictature sous Savonarole

Pour revenir à la chronologie, la défaite des Florentins entraîne logiquement la chute des Médicis. Sur place, les Français installent au pouvoir l’un des ennemis de l’ancien régime, un moine dominicain de Ferrare, connu pour ses talents d’orateur qui captivent les foules : Jérôme Savonarole (Girolamo Savonarola).

Bien que les paroles de Savonarole, par leur caractère antipapal, remettent profondément en causes certaines pratiques, comme le commerce des indulgences, chaque partie a un intérêt direct à cette situation. Ainsi, les Français pensent chasser durablement les Médicis du pouvoir. Savonarole pour sa part, en plus d’une occasion inespérée d’arriver au pouvoir, évite la mise à sac de la ville.

Rigoriste et même fanatique dans ses prédications, Savonarole l’est aussi dans les réformes qu’il met en place, dont Machiavel est le témoin. Quatre années durant, il est dictateur de Florence, dont il fera une république théocratique, « chrétienne et religieuse », selon ses mots.

► La guerre dans le Milanais

Après la mise à l’écart puis l’exécution de Savonarole, en 1498, la carrière diplomatique de Machiavel se fait au contact des Français. Le nouveau roi, Louis XII, envahit le Milanais. La République florentine croit alors le moment idéal pour convaincre son allié français de pousser ses troupes jusqu’à Pise. Florence convoite en effet cette petite cité-État, pour agrandir l’emprise de son contando, sorte d’arrière-pays qu’elle contrôle politiquement. Louis XII accepte, et une coalition franco-florentine se forme. Florence s’appuie sur ses mercenaires. Le siège de Pise semble n’être qu’une simple formalité avant la prise de la ville. Mais refusant de les payer à sa juste mesure, Florence perd ses précieux mercenaires. Louis XII lâche alors les Florentins.

Il s’ensuit pour Florence de difficiles démarches par lesquelles elle tâche de convaincre la France de la nécessité d’intervenir de nouveau à Pise. Envoyé en 1500 auprès du roi en qualité de légat, Machiavel est au cœur des tractations, que le livre nous permet de suivre. L’auteur nous rappelle avec précision les originalités d’un État français en formation, avec par exemple cette cour royale itinérante, que le lecteur suit de Lyon à Montargis, etc.

Régulièrement précisée, la puissance française par rapport à ces petits voisins italiens, donne une idée de combien la construction de l’État — la statogenèse — sans bien sûr être achevée, était en avance dans le royaume, celui-ci fort des expériences douloureuses de la guerre de Cent ans, à l’issue desquelles s’imposa au XVe siècle l’impôt obligatoire et une armée de métier. Aussi, l’auteur rappelle-t-il combien les dirigeants du royaume de France figurent parmi les principaux acteurs politiques au monde : Louis XII, « Père du peuple », est, de fait avec l’empereur Maximilien Ier, l’homme le plus puissant au monde, de même son ministre Georges d’Amboise, cardinal de Rouen et homme de l’alliance franco-vénétienne de 1499, est-il le diplomate le plus influent de la scène européenne.

► Au Conseil des Dix, une école de réalisme politique

En parallèle de son itinéraire français, Machiavel siège depuis 1500 au Consiglio dei Dieci (Conseil des Dix), l’équivalent d’un ministère des affaires étrangères et de la guerre. Au fil des années, cette expérience lui donne une philosophie générale de réalisme politique.

Dans la mesure ou les Dix, qui décident de la politique étrangère florentine, sont majoritairement issus de l’aristocratie, une opposition se fait jour entre deux parties au sein du peuple. En effet, si les Dix promeuvent une politique occasionnellement belliciste, avec l’appui de l’élite commerçante, qui estime obtenir davantage de débouchés dans les guerres menées par Florence ou son allié français, le petit peuple pense différemment.

Ce popolo minuto perçoit négativement pour sa part les choix des Dix et veut rompre avec la politique étrangère florentine, faite de velléités d’expansion, quoique raccrochées à un allié français plus puissant — l’on pourrait parler d’un impéralisme comprador — et, au-delà de la France, sans s’appuyer sur sa propre armée, mais essentiellement des troupes mercenaires. Boriaud rappelle cette opposition populaire à la politique des Dix en page 105 : « les classes populaires refusaient de financer, par leurs impôts, une politique extérieure qu’elles ne cautionnaient pas. »

Un parallèle pourrait à ce titre être fait entre le rapport du bas-peuple à la politique étrangère florentine au XVIe siècle, et le rapport de la majorité du peuple français à l’égard de la politique colonial au XXe siècle, celle-ci étant mal comprise et peu suivie, exception faite des élites politique, du grand commerce et des milieux industriels.

► Machiavel écouté des puissants

En 1502, Florence se dote d’un nouvel homme fort : Pier Soderini, nommé gonfalonier. Machiavel se met naturellement à son service.

Missionné au camp de César Borgia, duc de Valentinois, alors en Romagne, il admire chez lui l’association d’audace et de prudence, l’habile usage qu’il fait de la cruauté et de la fraude, et surtout, l’emploi qu’il fait de troupes locales pour mener ses opérations militaires, s’affranchissant ainsi du mercenariat. Ultérieurement, dans Le Prince (que Machiavel écrit entre 1512 et 1513, mais qui ne sera publié qu’après sa mort), le diplomate florentin estime que la conduite de Borgia dans la conquête de provinces et la création ex nihilo d’un nouvel État à partir de territoires dispersés, est digne d’être recommandé, voire imité. De même, loue-t-il comment Borgia traite ses faux amis et ses alliés les plus douteux, en politique pur.

En 1505, les troupes de mercenaires recrutés par Florence pour reconquérir une fois de plus Pise se montrant coûteuses et peu efficaces, le Gouvernement décide de suivre l’avis de Machiavel. Celui-ci a alors mission de lever une armée en recourant à la conscription. L’initiative est un succès, et consolide la puissance florentine par rapport aux cités rivales. Cette prescience de Machiavel concernant l’efficacité de la conscription militaire tire son origine de ses réflexions sur cette pratique sous les rois Étrusques puis durant la République romaine, à partir du VIe siècle avant Jésus-Christ.

La pensée de Machiavel mise en pratique par son gouvernement finit par payer. En juin 1509, Florence reconquiert enfin Pise grâce à son armée de conscription, constituée par le regroupement de milices. C’est alors le sommet de la carrière gouvernementale de Machiavel, mais, déjà, le début de sa fin. Celui-ci est en effet isolé à la Chancellerie, ce dont l’avise son collègue Biagio Buonaccorsi, dans un passage crypté, mais révélateur de la dureté du monde gouvernemental comme de la vanité du sentiment amical en politique : « Il y a si peu de personnes ici qui veulent vous aider. »

Deux ans plus tard, le pape Jules II suscite aux côtés de l’Espagne la création de la Sainte Ligue contre la France, initiative qui allant à rebours de la politique extérieure florentine. Cette alliance est vainqueur des Français en 1512. Le pape laisse alors les Espagnols remettre les Médicis au pouvoir, en remplacement de Soderini.

► La chute, au retour des Médicis

Contraint à l’exil, Soderini n’est toutefois pas suivi Machiavel, lequel tente d’écrire au nouveau Médicis, Julien. Le diplomate se pose alors auprès du nouveau maître de Florence en défenseur de la chose publique. Cette tentative s’avère vaine et, en novembre, Machiavel est définitivement relevé de ses fonctions de secrétaire de la Chancellerie et du Conseil des Dix. En février suivant, il est emprisonné, puis torturé.

Nicolas Machiavel est alors accusé de fomenter un complot contre les Médicis, aux côtés de Pietro Boscoli. Ce dernier est décapité, mais Machiavel est relâché pour sa part, quelques semaines plus tard, à la faveur d’une amnistie générale à l’occasion de l’accession au trône du nouveau pape Léon X (l’ancien cardinal Jean de Médicis). Il se retire alors en sa propriété de Sant’Andrea.

Il rédige alors ses principales œuvres — Le Prince, L’Art de la guerre qui sont le fruit naturel de ses réflexions après quatorze années au service du gouvernement florentin. Machiavel meurt en 1527, quelques années après Soderini, dont il fut le serviteur. En 1532, sort Le Prince.

► Postérité de l’œuvre de Machiavel

Rétrospectivement, la rupture que Machiavel intègre entre politique et morale est perçue comme la frontière entre philosophie politique classique et philosophie politique moderne. Elle prend son essor lorsque, au XVIIe siècle, le philosophe anglais Thomas Hobbes « adoucit » la radicalité machiavélienne.

Son Prince et l’ensemble de son œuvre sont diversement perçus après sa mort. Quelques décennies après la mort de Nicolas Machiavel, le huguenot français Innocent Gentillet voit en lui « un enseignant du mal ». C’est le début de la légende noire du machiavélisme, vu comme volonté de tromper, manière de cynisme et d’immoralité. C’est tout l’objet de ses Discours sur les moyens de bien gouverner, et maintenir en paix un royaume, ou une autre principauté. Contre Machiavel Florentin, plus communément appelé l’ « Anti-Machiavel », traité juridique qu’Innocent publie en 1576 en réponse à la Saint-Barthélémy, qu’il juge — plutôt à raison — inspiré d’une raison d’État contre sa foi.

Par la suite, le jugement porté sur l’œuvre de Machiavel est plus nuancé. Pour le philosophe italien du XXe siècle Benedetto Croce, Machiavel incarne le réalisme politique, lequel distingue faits politiques et valeurs morales et pour qui, selon la distinction proposée par le sociologue Max Weber, toute action politique met les hommes et femmes d’État face à un conflit entre éthique de la responsabilité et éthique de la conviction.

— Gauthier

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