À la suite de notre chronique littéraire, retrouvez dès à présent nos notes de lecture de l’ouvrage « L’impératrice Cixi, la concubine qui fit entrer la Chine dans la modernité », par Jung Chang, ainsi que quelques extraits marquants.
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► A la cour de Xianfeng
Le XIXe siècle est celui de la décadence de l’Empire chinois. Corruption généralisée, agressions extérieures, famines et révoltes ; tout concoure à précipiter la dynastie Qing dans l’abîme. Signe de cette « fin des temps », les souverains sont faibles et leur autorité fortement contestée. Comment, dès lors, s’étonner que ce climat délétère permette à une concubine de conduire aux destinées de la Chine ? Bousculant l’historiographie qui avait conservé de Cixi un sombre souvenir, Jung Chang (1952- ) tente de mettre en lumière ses inlassables efforts pour sortir l’Empire du milieu de son mutisme malgré sa marginalisation croissante. L’auteur le fait dans une longue biographie de quasiment six cents pages, best-seller traduit en une quinzaine de langues, lesquelles traductions révèlent d’ailleurs des sous-titres éloquents sur qui était Cixi : « impératrice de fer » dans la version brésilienne, « impératrice veuve » dans la version portugaise, etc.
Le destin de Cixi eût été différent si elle n’était pas née mandchoue. Bien que minoritaire dans l’empire, l’ethnie impose à la Chine un redoutable joug, dont la plus notoire illustration est le port de la natte imposé à tous les hommes. Depuis la prise du pouvoir par la dynastie qing (1644), elle confisque tous les postes de l’administration. Logiquement, le père de Cixi est fonctionnaire ce qui conditionne la bonne éducation de ses enfants. Tout prédestine celle qui naquit en 1835 à un mariage noble sans ombrage. Cependant, la grande beauté de l’intéressé suscite la curiosité de l’empereur. La présentation des filles mandchoues en vue de garnir le harem impérial (1852) hisse Cixi au rang de concubine préférée de l’empereur.
Malgré une impératrice officielle, Zhen, c’est par Cixi que Xianfeng devient père. Il n’a qu’un fils unique, Tongzhi, qui n’a que cinq ans lors de la disparition de son père (1861). Zhen ayant adopté l’enfant et prit le titre d’impératrice douairière, Cixi parvient à la faire rallier à un projet de coup d’État visant à écarter le Conseil de régence, qu’elle juge responsable des malheurs de la Chine. S’emparant des sceaux impériaux et obtenant la fidélité du frère de l’empereur défunt, le prince Gong, et des gardes impériaux, les deux femmes font incarcérer les régents et décapiter leur chef, Sushun. Zhen s’efface devant le sens politique de son alliée. Reconnue également impératrice douairière et régente pour son fils, Cixi devient en cette année 1861 la véritable maîtresse de la Chine.
► La Chine, proie de l’Occident
C’est peu dire que la Chine est entrée en décadence. Après de brillants règnes, ceux de Kangxi et surtout Qianlong (1736-1795), conquérants et législateurs, de piteux empereurs se succèdent dans l’incapacité de conserver l’intégrité de l’empire. Devant le refus de Qianlong d’ouvrir la Chine à l’Occident, les Britanniques engagent contre elle la première guerre de l’Opium (1839-1842), véritable révélateur de l’archaïsme militaire chinois. La défaite, le traité de Nankin (1842) puis l’autorisation donnée aux missionnaires de sillonner le pays (1846) offrent les populations à la merci des commerçants et religieux occidentaux. La perception d’une civilisation en crise se double d’une catastrophe sanitaire liée ravages de l’opium. Malgré les défenses d’importation, les comptoirs européens littoraux (Shanghai, Macao, Hong Kong) alimentent la Chine de cette drogue qui fait près de vingt millions de morts.
Les décennies suivantes ne sont pas de meilleurs augures. Tous les états vassaux de la Chine sont colonisés par des puissances européennes au premier lieu desquelles la France qui ajoute à la Cochinchine — déjà conquise sous Napoléon III — le Laos, l’Annam et le Tonkin (1885).
Ayant rompu avec son isolationnisme millénaire, le Japon, surtout après sa victoire dans la guerre de 1894-1895, enserre la Chine par l’est par l’annexion de Port-Arthur et de Formose (la future Taïwan). Une seconde guerre de l’Opium s’engage en 1856 contre Français et Britanniques. Là aussi, c’est la débâcle. Après le désastre de Palikao, le Palais d’été est mis à sac à l’été 1860. Par le traité de Pékin, la Chine accepte bon gré mal gré la cessation de nouveaux ports.
► Remous intérieurs
Aux déboires avec les Occidentaux s’ajoutent un climat intérieur plus délétère que jamais. D’abord, la corruption altère l’autorité des empereurs dans les territoires les plus éloignés de Pékin. L’auteur rappelle ainsi par exemple en page 26 les neufs millions de taëls substitués par des fonctionnaires chinois, situation corrigée en 1843 par l’empereur Daoguang qui, de colère, impose pour compenser « des amendes à la totalité des gardiens et des inspecteurs de la réserve d’argent. »
La situation ne change guère depuis Hensen, favori de Qianlong, qui par moult malversations se constitue une fortune colossale. Après l’ouverture toujours plus grande de la Chine, ce sont les Européens qui tentent de soudoyer l’administration locale. Enfin, au-delà des questions matérielles, les missionnaires protestants développent l’idée de désobéissance. Le paroxysme est atteint durant les décennies 1850-1864 lorsqu’un illuminé, Hong Xiuquan, constitua une imposante secte, les Taiping. Le mouvement, volontiers rebelle, s’implanta dans la région de Nankin et inquiéta Pékin. Plus ou moins soutenu par les Français et les Anglais, il fut anéanti.
La tension devient par la suite régulière. Si Cixi entretient des relations amicales avec les Occidentaux, elle demeure prudente. De même, si certains Chinois semblent percevoir dans les progrès occidental un exutoire à la misère, d’autres ne voient que le mépris des croyances et coutumes ancestrales de la Chine. Cette colère se manifeste à l’été 1900 par le siège des légations européennes et japonaises à Pékin par la secte des Boxers. Soutenue à demi-mot par Cixi, l’organisation fut balayée après cinquante-cinq jours par un corps expéditionnaire étranger, forçant à cour à trouver refuge à Xi’an.
► Cixi, une libérale ?
Tous ces sombres événements ne doivent pas masquer les essais de modernisation, nouvelles inflexions soutenues par Cixi. Elles sont d’abord intellectuelles. Le vieil empire figé accepte de penser la modernité. Mais pour ce faire, il faut qu’elle mette de côté l’idée de sa supériorité. En 1875, revenant d’une ambassade à Londres, Guo publie un journal dans lequel il flattait le parlementarisme britannique. Le projet d’une monarchie constitutionnelle fut même esquissé en 1905. Des commissions furent chargées d’étudier en Europe les différents systèmes monarchiques (Grande-Bretagne, Danemark, Russie…). Plus rusée que libérale, ce modèle avait pour avantage de pallier à la faiblesse grandissante des empereurs Qing. Cixi n’a jamais oublié les régences sous Tongzhi et Guangzu, ni même les tentatives de ce dernier pour l’écarter du pouvoir.
Sur le plan matériel également, la Chine se modernise. L’électricité et le télégraphe s’installent dans les grandes villes. Les communications sont facilitées par le chemin de fer. L’exploitation du riche sol chinois permet de dégager des profits qui, lentement, haussent le niveau de vie des populations. Tout cela, Jung Chang l’affirme, sont les premiers piliers de l’hyperpuissance que la Chine est devenue aujourd’hui. De ce savant équilibre entre tradition et ouverture que Cixi a fait à l’empire, les Chinois, il est vrai, sont un peu redevables.
Les efforts de Cixi ont été en revanche trop tardifs et ébauchés en grande partie après la défaite de Boxers, quand la Chine était à genoux. Si elle a en quelque sorte lancé la Chine, elle n’a pas sauvé le prestige de la dynastie Qing qui disparaît avec le dernier empereur, Puyi, en 1912.
— Benjamin RATICHAUX