LIVRE DE LA SEMAINE — Boué de Lapeyrère, 1852-1924


Notre livre de la semaine, Boué de Lapeyrère, 1852-1924. L’amiralissime gascon, publié en 2016 aux Éditions Gascogne, par Jean-Philippe Zanco, revient sur une grande figure de la Marine française, amiral impliqué dans le Commandement interallié durant la Première guerre mondiale.


Jean-Philippe Zanco livre ici la première biographie d’Augustin Boué de Lapeyrère (1852-1924), amiral français peu connu, mais au rôle militaire important à partir des années qui précèdent la Première guerre mondiale. Celui-ci devient d’ailleurs ministre durant le conflit, avant d’être rapidement mis sur la touche, démissionnant en 1915 après le semi-échec du combat d’Antivari, et la fuite en lieu sûr de la flotte austro-hongroise.

L’auteur, spécialisé dans l’histoire maritime, est notamment connu pour ses travaux sur la marine militaire française durant le règne de Napoléon III, entre 1852 et 1870. C’est d’ailleurs le sujet de sa thèse, Le Ministère de la Marine sous le Second Empire, soutenue en 1997 à l’Université Toulouse-I.

Cette vie de marin que l’on nous invite à suivre est naturellement une existence vagabonde, au gré des affectations de Lapeyrère, et de sa montée en grade. Par l’entremise de cette biographie, et bien qu’il ne s’agisse naturellement pas du sujet central de ce récit, le livre nous familiarise ainsi avec le monde des préfectures maritimes1, et du prestige attenant à certaines fonctions et symboles. Ainsi, page 11, l’auteur indique de la Préfecture maritime de Brest qu’elle est « la plus grande circonscription des côtes françaises » ; ce faisant, la commander est vécue comme « une consécration pour un officier de marine« . C’est précisément l’honneur qui est fait à celui qui prend dans la vie de Boué de Lapeyrère une importance cruciale : Augustin Dupouy (1808-1868). Gersois tout comme Lapeyrère, Dupouy en partage également le prénom et une partie de la carrière, ne finissant toutefois que comme vice-amiral.

Au fil des pages, l’on découvre un, monde, celui de la Marine, pas toujours doré, en dépit du parfum d’aventure et de la rencontre de peuples étrangers, à commencer par ceux du jeune empire colonial français. Il n’empêche que ce monde est perçu avec envie et prestige par une majorité de la population. La paie des marins est d’ailleurs substantiellement plus élevée que la moyenne des Français, comme le précise un tableau détaillé en pages 74 et 75. Au-delà, sur le rang social des marins, Zanco donne cette analyse  :

« La solde d’un lieutenant de vaisseau représentait trois à quatre fois le revenu ouvrier moyen. Autrement dit, les officiers de marine (et il en allait de même pour les officiers de l’armée de terre) ne pouvaient espérer faire fortune uniquement par leur métier. En revanche, un certain prestige, et leur culture, leur hiérarchie, les poussaient à tenir un rang social. Ainsi, pour se marier, les officiers devaient recueillir l’assentiment de leur ministre. »

À mesure qu’il s’élève hiérarchiquement, Lapeyrère fait la connaissance des grands de son époque. Le livre est ainsi parsemé de nombreuses anecdotes sur les rencontres successives de Lapeyrère avec les grandes figures de son temps : militaires, ministres, dignitaires étrangers, ou autres. Ainsi, page 88, l’auteur s’attarde sur la rencontre entre Augustin Boué de Lapeyrère et le poète Louis Viaud, dit Pierre Loti (1850-1923), alors les ordres du premier :

« Le hasard attribue à Lapeyrère pendant [ses] deux années à Rochefort, un illustre aide de camp, le capitaine de frégate Julien Viaud, alias Pierre Loti, qu’il n’a jamais rencontré. Loti est une célébrité. Il a déjà publié ses plus grands succès, Pêcheur d’Islande ou Ramuntcho, et depuis 1892, est membre de l’Académie française. Avoir sous ses ordres un académicien, voilà qui est insolite ! »

La carrière de Lapeyrère s’effectue naturellement dans une volonté de « revanche » contre l’Allemagne. Et alors que l’Empire allemand tâche de bâtir une puissante marine de guerre2 — la Kriegsmarine — qui puisse dépasser celle de la France, son potentiel semble sous-estimé. L’auteur y fait d’ailleurs allusion page 97, citant un article de Louis de Saint-Victor de Saint-Blancard dans Le Correspondant, révélateur de cet aveuglement français sur l’Allemagne.

Dans les colonnes de ce bimensuel catholique, Saint-Victor de Saint-Blancard, le 25 mars 1910, celui-ci indique ainsi, avec quelque condescendance pour l’Allemand moyen, que « le lourd paysan poméranien s’avisa de chausser les bottes de loup de mer« . Mais dans le même temps, avec un certain paradoxe, son article s’intitule « Aurons-nous une marine ?« . C’est précisément l’interrogation constante de Lapeyrère, qui tâche d’organiser une marine de guerre française performante, en vue d’un conflit européen plus que probable.

C’est donc, logiquement, la part centrale de l’ouvrage : comment Lapeyrère constitue-t-elle cette marine, est-elle efficace, et sert-elle au final durant la Première guerre mondiale ? Un parallèle peut d’ailleurs être fait avec l’oeuvre ultérieure de François Darlan (1881-1942), promis au poste d’amiralissime d’une hypothétique « Marine européenne » durant la Deuxième guerre mondiale, et dans la manière où celle-ci est traitée dans les principales biographies lui étant consacrées. En effet, pour Lapeyrère, la mise en place d’une véritable marine militaire française est l’oeuvre et l’angoisse d’une vie, son obsession, tout comme elle sera, une génération plus tard, celle de Darlan.

Les derniers chapitres du livre renvoient au ministère de Lapeyrère, quelques années seulement avant le déclenchement de la guerre. L’on y découvre comment est alors perçu la Marine, par un pouvoir méfiant, soucieux de républicaniser tous les corps d’armée. Naturellement, l’affaire Dreyfus, qui divise la France en deux, ne manque pas d’affecter la Marine. Zanco y revient en détail, page 107 :

« A la Chambre haute, le vice-amiral de La Jaille (sénateur de la Loire-Inférieure de 1901 à 1920) est un conservateur, tout comme le vice-amiral de Cuverville (sénateur du Finistère de 1901 à 1911, qui se définit comme « catholique avant tout« . Bref, alors que l’armée a la solide réputation de gardienne d’une république dreyfusarde et anticléricale, la Marine est soupçonnée d’être politiquement conservatrice, pour ne pas dire réactionnaire. De plus, depuis Édouard de Lockroy, le Ministère de la Marine est devenu la chasse gardée des radicaux-socialistes. »

Mais l’essentiel de cette biographie n’est pas consacré aux débats de la Troisième République. C’est non seulement la carrière de l’amiral, mais avant tout les années de la Première guerre mondiale, qui en occupent la plus grande part. Lapeyrère connaît alors en effet l’apogée de son parcours, d’abord donc comme ministre de la Marine à partir de 1909, puis comme commandant de la Première escadre de ligne (future Armée navale), puis partie prenante du Commandement interallié, aux côtés des Britanniques.

L’auteur explore alors la progressive désillusion dont souffre l’amiral. Celui-ci voit en effet bien qu’il n’a pas de prise véritable sur les opérations, en ce que la Marine britannique domine le commandement des opérations. Dépité, Lapeyrère n’a plus qu’à prendre une retraite quelque peu solitaire, que Zanco retrace en quelques pages ultimes, à travers le récit de quelques épisodes piteux, comme sa candidature ratée comme républicain indépendant aux élections sénatoriales de 1921.

Trois ans plus tard, l’amiral à la barbe blanche s’éteint à Pau, relativement oublié, bien qu’élevé à la Légion d’honneur, au soir de sa vie. Outre ce livre et quelques notices dans des dictionnaires d’histoire maritime3, il ne laisse guère qu’une place à Lectoure, dans le Gers — lieu de son enfance — et une rue à Lorient, dont nous expliquons ci-haut le statut de préfecture maritime. Timidement, en 1994, la Société historique du Gers lui rend cependant hommage.

Gauthier BOUCHET

ZANCO (Jean-Philippe). Boué de Lapeyrère (1852-1924). L’amiralissime gascon. Orthez, Éditions Gascogne, 188 p., 2017


1 — Sous la Troisième Républiques, les préfectures maritimes françaises sont Bizerte, Brest, Cherbourg, Lorient, Rochefort, Toulon. Lorient perd éphémèrement son statut de préfecture maritime, entre 1927 et 1939. Rochefort, de même, perd ce statut en 1927, sans cependant le recouvrer.

2 — Face à cette volonté allemande de constituer une puissante marine de guerre, et aux efforts précédents de la France en la matière, le Royaume-Uni établit la doctrine du Two-Standard Power, avec la nécessité que la Marine militaire britannique soit au moins égale à la somme des marines militaires française et allemande. Nous y revenons dans notre chronique littéraire sur le livre Clemenceau.

3 — Lapeyrère est ainsi cité dans l’Histoire de la Marine française (1994), Dictionnaire d’histoire maritime (2002) et les Dictionnaires des ministres de la Marine, 1689-1958 (2011).

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