NOTE — Antonio Gramsci, une vie au service des idées


À la suite de notre chronique littéraire, retrouvez dès à présent nos notes de lecture de l’ouvrage « Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister », par Jean-Yves Frétigné, ainsi que quelques extraits marquants.


► Précisions sur l’auteur

Jean-Yves Frétigné est un ancien membre de l’École Française de Rome, président de la Société d’études françaises du Risorgimento italien. Il est également maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rouen, spécialiste de la pensée et des idées politiques en France et en Italie. Frétigné est aussi chercheur associé au Centre d’histoire de SciencesPo au sein du GRIC (Groupe de recherche sur l’Italie contemporaine) et au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) à l’Université de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Il vient de publier une biographie passionnante consacrée à Antonio Gramsci : « Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister ».

► Gramsci, « célèbre méconnu » (Tosel)

André Tosel, professeur de philosophie, qui est l’un des meilleurs spécialistes de Gramsci, parle du théoricien italien comme d’un « célèbre méconnu ». Frétigné a conscience de la difficulté de s’attaquer à un personnage comme Gramsci. Dès les premières lignes, il indique que, selon lui « il y a trois manières d’arborer le contient Gramsci. La première est de s’intéresser à l’homme, la deuxième est d’étudier sa pensée, la troisième d’analyse la postérité de son œuvre. »

Si ces trois approches sont complémentaires entre elles, elles supposent toutefois trois types d’ouvrages : la biographie, l’analyse philosophique, l’investigation historiographique. L’auteur prend le parti de ne pas choisir entre ces trois orientations, afin de nous livrer un livre qui retrace la vie de Gramsci, agrémenté d’analyses philosophiques et d’éléments d’historiographie.

Tout comme Machiavel ne peut être réduit au machiavélisme, Gramsci ne peut l’être à la pensée gramscienne ou à la seule métapolitique. Malheureusement, c’est souvent le cas. Beaucoup ne retiennent toutefois de Gramsci qu’une seule de ses pensées : il convient de mener la bataille des idées pour soustraire les classes populaires à l’influence de l’idéologie dominante, animée selon lui par le patronat et la bourgeoisie.

Pour Gramsci, la victoire culturelle précède la victoire politique. Pourtant, au sein de son propre camp, ses thèses sont loin de faire l’unanimité. Ainsi, comme le signale l’auteur : « Ses prises de position métapolitiques sont combattues par les réformistes et elles sont ignorées par les maximalistes qui se montrent réticents pour ne pas dire hostiles aux thèses culturalistes qui leur semblent coupées des enjeux organisationnels et idéologiques concrets. »

Fréquemment citées, à l’instar d’autres intellectuels et théoriciens, mais rarement lues, comprises et bien souvent galvaudées, les analyses que Gramsci développe dans les Cahiers de prison, alors qu’il est incarcéré dans les geôles fascistes au milieu des années 1920, connaissent une remarquable vitalité. Effectivement, aujourd’hui encore tout l’échiquier politique s’inspire ou revendique son héritage intellectuel. Gramsci se trouve cité autant par la gauche que la droite, que par l’extrême gauche et l’extrême droite.

► Une vie consacrée aux idées

Toute sa vie, Gramsci se consacre à l’étude, aux idées et à l’écriture. Étudiant à Turin et vivant dans la précarité, sa priorité reste malgré tout d’acquérir un maximum de connaissances : « Sa mère lui reprochait de vendre les fromages qu’elle lui donnait pour améliorer l’ordinaire de ses repas, afin de pouvoir s’offrir des livres pour satisfaire sa soif insatiable de lecture. », fait savoir l’auteur. Frétigné précise que « Gramsci appartient, tout comme le héros de Jules Vallès, à la catégorie de ceux qui nourris de grec et de latin sont morts de faim. »

Gramsci reste marqué par son enfance, lui qui est issu d’un milieu plutôt modeste : « L’affirmation qu’Antonio Gramsci fut le fils de paysans pauvres est donc une pieuse légende qui aura la vie dure, depuis le moment où elle est formulée par Palmiro Togliatti (1893-1964), le leader du PCD’I, dans le premier article commémoratif qu’il consacre à Antonio Gramsci, l’année même de sa mort en 1937. Les parents de Gramsci sont des notables, mais des petits notables à la merci du sort. »

Adulte, il aime raconter une fable pour expliquer comment il voyait son pays : « Ainsi a-t-il rappelé l’histoire du moine mendiant et de la fève : un moine mendiant qui ne possédait à l’origine qu’une fève la confie à une paysanne. Mais le coq de cette dernière dévore la légumineuse et le moine, pour se dédommager de la perte de celle-ci repart avec le coq. Celui-ci est confié aux bons soins d’une autre femme, par notre moine, qui se rend à l’église pour y faire ses dévotions. Mais le coq est dévoré par le cochon ; le moine repart donc avec le cochon, et ainsi poursuivant sa route il devient le maître du pays régnant sur une masse de pauvres qu’il a dépouillé de leurs maigres biens. »

Telle est l’image de la Sardaigne dans l’esprit du jeune enfant, pour qui le monde se divise entre ceux qui doivent gagner leur pain pour étudier et les autres considérés comme des nantis. Ces derniers mangent à leur faim tous les jours, et peuvent pleinement se consacrer à leur études contrairement à lui.

Gramsci reproche souvent à ses parents une certaine négligence et indifférence quant à leur situation sociale extrêmement précaire. Il les stigmatise par la formule suivante : « imperturbabilité mahométane », expression qu’il reprend souvent dans le cadre politique.

► L’athéisme, Hegel et le socialisme

Dès ses jeunes années étudiantes et militantes, il rejette la religion, et reconnaît en Hegel le porteur d’un certain libéralisme de gauche : « Le jeune étudiant retient alors précisément cette idée fondamentale que la modernité suppose l’abandon de toute religion positive, qu’elle soit révélée ou mythologique. », indique l’auteur. Enfant et adolescent, Antonio « lisait divers livres et revues socialistes, notamment les écrits de Gaetano Salvemini et de Benedetto Croce, mais aussi les romans populaires de Carolina Invernizio et d’Anton Giulio Barril ». Cependant, il tourne vite le dos à cette première inclination de jeunesse : « En revanche, l’idéologie socialiste du début du XXe siècle, lui apparaît, au mieux, comme un discours généreux mais creux, au pire, comme un tissu de lieux communs teintés d’un racisme anti-méridional, que le Sarde, qu’il est et qu’il demeure sa vie durant, rejette avec force et dégoût. », signale Frétigné.

Rapidement, il fait ses premières armes. Il est intéressant de noter quels furent ces premiers engagements : « Les trois premiers combats politiques de Gramsci (la défense du libre-échange, la proposition d’une candidature de Salvemini à Turin, et enfin le refus de la neutralité passive du PSI face à l’engagement du gouvernement italien dans la guerre) reflètent cette formation intellectuelle reçue à Turin et traduisent la nécessité d’un libéralisme cohérent et le rejet de tout déterminisme naturaliste économiste, niant la capacité créatrice de l’homme à façonner l’Histoire. »

Néanmoins, il ne participe pas à la Première guerre mondiale : « Réformé à cause de sa malformation physique, Gramsci ne connait pas l’épreuve du feu que subiront ses amis politiques comme ses frères de sang. »

Son handicap physique et sa santé fragile expliquent certainement ses prédispositions intellectuelles, ainsi que son incapacité à agir avec succès une fois sorti de l’étude et de l’écriture.

Frétigné continue sa présentation en expliquant que : « Gramsci a été sa vie durant, un journaliste prenant son travail avec le plus grand sérieux. Ceux qui l’ont fréquenté régulièrement le décrivent les poches remplis de manuscrits, penché sur sa table de travail en train de relire et de corriger avec soin son texte, qu’il n’écrit jamais dans un seul jet pour y trouver la formule la plus adéquate en mesure de frapper le lecteur tout en détournant les ciseaux de la censure. »

Il y a un autre aspect notable de la vie de Gramsci dont nous devons parler. Au début de sa carrière, Gramsci signe rarement ses différents écrits, préférant des pseudonymes ou ses initiales. Parfois, il préfère ne pas signer : « Il ne signe que très rarement ses articles de son nom et prénom. Dans ce choix, il ne faut voir ni timidité, ni fausse modestie, mais lie refus de tout forme d’amour propre. Pour l’intellectuel socialiste qu’il est, l’individu doit s’effacer derrière l’idée. »

► Gramsci et la France

Gramsci, contrairement aux militants de l’unification italienne du siècle précédent, n’attend rien de la France. Il avait plutôt une vision négative de la patrie dite des droits de l’homme : « Gramsci voit encore dans la France la terre du jacobinisme et de la franc-maçonnerie, c’est-à-dire le pays de l’humanitarisme abstrait fondé sur les notions surannées de droit naturel et de justice universelle, préfère alors célébrer le sérieux des Anglo-Saxons. », rappelle ainsi Frétigné.

Il applaudit à l’intelligence du projet de la Société des Nations (SDN) du président américain, Woodrow Wilson, qui rejette « la vieille conception que l’on pourrait appeler latine, la conception à la Victor Hugo, humanitaire, maçonnique, antihistorique, tendrement construite avec le ciment des larmes et les pierres des soupirs », pour se fonder sur le libre-échange seul moyen concret d’empêcher la guerre comme l’ont montré les écrits d’Edoardo Giretti. Nous pouvons encore apprendre que « le mépris affiché par Gramsci pour les erreurs françaises, telles que la démocratie, le messianisme jacobin, l’humanitarisme maçonnique, jugées comme étant les idées abstraites de justice, d’égalité et de fraternité, claironnés par les radicaux de la Troisième République ne peut qu’alimenter sa critique » de la Révolution de 1789.

De manière paradoxale, Gramsci juge positivement la Révolution russe de 1917 au point de se bercer d’illusions : « Les révolutionnaires russes ont ouvert les prisons, non seulement pour les condamnés politiques, mais aussi pour les condamnés de droit commun. Or les condamnés de droit commun d’un pénitencier, quand on leur annonça qu’ils étaient libres, ont répondu qu’ils ne sentaient pas le droit d’accepter la liberté, car ils devaient expier leur faute. »

► Au service de l’Internationale communiste

Gramsci se rend donc en Russie. Il y devient un bolchevique accompli, un mari et un père. À son retour en Italie, Gramsci ne partage pas le pessimisme de ses camarades, nonobstant les informations reçues de son pays quand il se trouvait à l’étranger. En effet : « Gramsci a donc vécu hors d’Italie les dix-huit premiers mois du fascisme, de la marche sur Rome, aux élections législatives de 1924. »

Comme quoi, il demeure important voire fondamental d’être sur le terrain pour jauger et juger correctement une situation.

Cependant, son intelligence ne peut être remise en cause, suite à une erreur d’analyse. À ce sujet, Benito Mussolini le décrit comme un : « Sarde bossu au cerveau indubitablement puissant ». Lorsque les attaques des fascistes à l’endroit de la maçonnerie s’intensifient, Gramsci y voit surtout une guerre contre la bourgeoise. Effectivement, la bourgeoise italienne n’a pu s’organiser que par et grâce à la maçonnerie.

Son libéralisme historique l’a naturellement poussé vers les loges. Sans elles, selon Gramsci, la bourgeoise serait restée faible politiquement, car incapable de se mettre en ordre de bataille par elle-même. Gramsci ne juge pas correctement les progrès des fascistes en Italie. Il les sous-estime, et dans le même temps il surestime la force des communistes. Il finit par être arrêté par la police.

► Sous le fascisme, la prison

Lors de son procès, Michele Isgrò, représentant du ministère public dira : « Pour vingt ans, nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner. » L’auteur donne des indications sur les conditions d’emprisonnement de Gramsci : « S’il est vrai que Gramsci n’a pas été frappé, ni affamé, et s’il est juste encore de rappeler que la prison fasciste est moins dure que ne le sont le goulag stalinien et les camps de concentration nazie, il convient néanmoins de ne pas édulcorer la souffrance de ce dernier et de ne pas l’attribuer à sa santé structurellement défaillante. Empêcher une personne de dormir relève purement et simplement de la torture physique. L’absence de soins et de nourriture adaptés à son état général est aussi une forme de maltraitance. Le fascisme ne l’a peut-être pas tué au sens propre du terme, mais il n’a rien fait pour ralentir la dégradation de sa santé. »

Il lit un livre par jour en plus de trois ou quatre quotidiens nationaux, comme le permet le règlement général des prisons. L’étude et l’écriture restent pour lui le meilleur moyen de lutter contre ses ennemis. L’enfermement ne l’empêche nullement de s’informer sur les événements politiques nationaux et internationaux.

Avant son arrestation, il avait dénoncé la politique de Joseph Staline à l’endroit de Léon Trotsky et de ses partisans : « Gramsci produit une pensée libre. Son drame personnel est la chance de sa postérité. Toutefois, la polémique avec Togliatti, qui est son dernier acte public, laisse à penser que même sans l’épreuve de la prison, qui l’a coupé de la vie militante active, Gramsci n’aurait sans doute pas sombré dans le stalinisme comme tant d’autres de ses compagnons. »

Une fois en prison, il prend ses distances avec le stalinisme pur et dur. Bien que statutairement secrétaire général du Partito communista d’Italia (Parti communiste d’Italie, PCD’I), il s’en éloigne et sera plus ou moins relégué comme un laissé pour compte par son parti. Gramsci est un prisonnier politique encombrant à la fois pour ses amis et ses ennemis.

Le PCD’I mettra plus d’un an pour étudier sérieusement son sujet en commission, et pour lui envoyer de maigres subsides. Les différentes tentatives de libération menées par son parti et ses amis auprès des autorités fascistes échouent.

En prison, Gramsci écrit et continue de produire une analyse politique : « Gramsci estime que la création de l’Institut mobilier italien (novembre 1931), de l’Institut de reconstruction industrielle (janvier 1933) et la nationalisation des principales banques posent les bases d’une économie mixte et constitue une étape possible vers l’organisation d’une économie programmatique, qui trouve son expression la plus réussie dans l’Amérique de Roosevelt, ayant su surmonté la crise du jeudi noir de Wall Street. »

Il parvient même à recréer un cercle d’études, comme il en avait jadis constitué à Turin auprès des ouvriers. Le fonctionnement reste identique. Ses camarades prisonniers et lui lisent les mêmes livres, et lors de la promenade ils échangent sur le sujet en exprimant leurs analyses, leurs divergences et leurs points de vue.

Sa santé se détériore rapidement. Il finit par obtenir le droit de retrouver sa liberté : « Les dernières lettres écrites par Gramsci sont désormais principalement pour ses deux garçons, Giuliano qu’il n’a jamais connu, Delio qu’il a si peu connu, ainsi que pour sa femme Giulia, qu’il a si mal connu. »

Gramsci meurt le 27 avril 1937, à quarante-six ans, sans pouvoir rejoindre le sol natal et les siens. Il laisse derrière lui une œuvre immense qui traite de l’histoire d’Italie, du nationalisme, des partis politiques, de la littérature (notamment l’œuvre de Nicolas Machiavel), de la Renaissance et de la Réforme, de la formation d’intellectuels issus de la classe ouvrière, de l’historicisme absolu, de la critique du déterminisme économique et la critique du matérialisme métaphysique.

Avant de terminer notre chronique, livrons une dernière anecdote qui égratigne l’utopie communiste. Lorsqu’il se trouvait en Union soviétique et qu’il s’apprêtait à rentrer en Europe, Gramsci voulut donner secrètement de l’argent à sa femme qui restait alors en Union soviétique dans le but d’améliorer son ordinaire. Cependant Giulia refusa le don. Par principe ? Par idéologie ? Se savait-elle surveillée par la police politique ? Nul ne le sait exactement. Pourtant le régime stalinien était déjà fortement et fermement établi. Cela aurait donc dû rassurer Gramsci quant aux conditions convenables d’existence de sa femme… C’est dit !

► Conclusion

Pour conclure, il est clair que nous apprécions réellement ce livre. L’ouvrage est plutôt complet dans son approche historique et intellectuelle. Il se lit très bien, plutôt facilement, même si l’histoire politique italienne n’est guère un de nos sujets de prédilection. De nombreuses références traitant de la vie politique italienne du siècle dernier sont indiquées.

Cependant nous nous familiarisons vite avec toutes ces subtilités, grâce au réel sens pédagogique de l’auteur. Toutefois, il aurait été intéressant d’y retrouver des photographies d’archives, pour nous plonger encore plus dans ce contexte historique foisonnant et passionnant. D’une manière générale, nous devinons que l’auteur aime son sujet d’étude, mais il ne tombe jamais dans l’hagiographie ou la propagande. C’est fort appréciable quand nous lisons un livre d’histoire.

Cette étude récente, l’une des rares écrites en français sur Gramsci, constitue une excellente entrée en matière pour ceux qui veulent découvrir ce penseur du XXe siècle, qui a théorisé une idée continuant de faire débat aujourd’hui : « la victoire culturelle est un préalable à la victoire politique… »

— Franck


Une pensée sur “NOTE — Antonio Gramsci, une vie au service des idées”

  1. Je suis de gauche et je dois dire que je suis content d’enfin avoir une description objective du bonhomme. Ni à adorer ni à haïr ! A connaître !

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