NOTE — La pensée gramscienne et l’homme Gramsci


À la suite de notre chronique littéraire, retrouvez dès à présent nos notes de lecture de l’ouvrage « Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister », par Jean-Yves Frétigné, ainsi que quelques extraits marquants.


► Précisions sur l’auteur

Jean-Yves Frétigné, chercheur associé au Centre d’histoire de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, avec une activité particulière au sein du Groupe de recherche sur l’Italie contemporaine (GRIC), travaille sur les rapports unissant les champs scientifiques et philosophiques d’une part et le domaine politique d’autre part. Ses recherches sont à la croisée de l’histoire politique, de l’histoire culturelle et de l’histoire des idées, avec comme pays privilégié (mais non exclusif) l’Italie des XIXe et XXe siècles, d’où cet ouvrage sur Antonio Gramsci.

L’œuvre de Frétigné comprend la rédaction également d’autres monographies sur de grandes figures historiques de l’Italie contemporaine : Giuseppe Mazzini, père de l’unification italienne, Napleonne Colajanni, dirigeant socialiste sicilien passé au fascisme, Giovanni Gentile, philosophe italien, théoricien fasciste au soir de sa vie, mais qui fut un compagnon de route d’Antonio Gramsci.

► Gramsci, journaliste et militant

Gramsci reste longtemps un marginal. Toute sa courte vie politique (une dizaine d’années) il demeurera surtout un théoricien à la pratique révolutionnaire. S’il est un apparatchik, en ce qu’il est appointé par Lénine et le Kremlin pour représenter le communisme en Italie, il ne l’est pas au sens de fonctionnaire de la politique, de politicien à la pratique routinière. Il reste un penseur doctrinaire, pour qui la vie politique dépasse la scansion du temps électoral.

Son profil d’intellectuel, et, plus particulièrement, de doctrinaire, se constate par une série d’articles, dont il est l’auteur et qui provoquent chacun, de part et d’autres, scandale et adhésion. Cette dernière grossit à chaque fois sa légende — de son vivant — et son audience, le faisant passer en quelques années de figure locale du socialisme, à Turin, à celui de dirigeant du communisme italien.

Gramsci reste handicapé par son inclination à l’intellectualisme et au culturalisme. Ce manque de pragmatisme dans l’action politique le lèse et, en plus de la prison, le relègue progressivement dans le monde communiste italien, qu’il se met par ailleurs progressivement à critiquer.

Progressivement, Palmiro Togliatti, pur apparatchik pour sa part, le remplace. Gramsci mort en 1937, Togliatti devra assumer l’héritage gramsciste. Après-guerre, il saura d’ailleurs en récupérer à son profit la part la plus acceptable et occulter ce qui le gêne, pendant ses vingt années de direction du Partito communista d’Italia (Parti communiste d’Italie, PCD’I).

► Théoricien de l’hégémonie culturelle

Pour Gramsci, le combat culturel prévaut. Il est un préalable à toute prise de pouvoir. C’est l’enseignement simple et premier de sa thèse de l’hégémonie culturelle, acceptable de tous, puisque, bien qu’issu de la pensée du PCD’I, elle essaimera à droite, et jusqu’à l’étranger.

Son obsession culturaliste le conduit à vouloir à tout prix la mise en place d’associations d’éducation populaire, pour former les masses. Elle achoppe toutefois sur le réel de son époque : la Première guerre mondiale et des nécessités matérielles de premier ordre, sauver la patrie par l’effort industriel et une dynamique d’union sacrée, au-delà des contingences partisanes et philosophiques.

À son souci culturaliste, les collègues de Gramsci répondent au final par l’incompréhension, voire l’affront, rejetant le jeune militant socialiste dans les cordes. Ainsi, le philosophe Giuseppe Lombardo Radice lui affirme-t-il que l’urgence n’est pas à l’organisation de conférences pédagogiques ou d’associations culturelles, mais de sauver la patrie, après le désastre militaire de Caporetto.

► Un communisme « des conseils »

Après 1917 et la Révolution russe, Gramsci dérive progressivement du socialisme au communisme. Mais plutôt que le léninisme qui croit au parti comme directeur de la révolution puis de la société dans le cadre du centralisme démocratique, soit l’unité d’action succédant à la liberté de discussion, il défend un communisme de conseils, articulé à la démocratie directe : le conseillisme (l’auteur parle de « conseillérisme »).

Cette pratique du communisme, par une organisation militante autour de conseils (soviet, en russe) ouvriers est elle-même issue de précédentes expériences pratiquées en Russie dès la première révolution échouée de 1905. Durant l’éveil de Gramsci au communisme, cette dynamique des conseils essaime un peu partout en Europe : en Russie bien sûr, mais aussi en Allemagne. Gramsci en fait une application locale dans sa ville de Turin.

► Conclusion

L’emprisonnement de Gramsci ne lui aura pas donné la possibilité de donner l’amplitude qu’il souhaitait à ses thèses sur l’hégémonie culturelle. Sa brève action à la tête du PCD’I, entre 1924 et 1926, lui permet toutefois de donner plus libre court à son intellectualisme. La volonté de l’Internationale d’organiser le PCD’I en cellules correspondant aux lieux de travail des ouvriers, et non pas selon une armature territoriale classique par commune et province, correspond de plus à ce qu’il souhaitait depuis des années, sans être tout d’abord écouté au sein de son parti.

Mais en dépit de son insuccès politique partiel de son vivant, Gramsci parvient rétrospectivement à être très influent. Il l’est tout autant en inspirant la réflexion des acteurs culturels et politiques des décennies après sa mort qu’en étant abondamment repris au-delà des milieux de la gauche communiste dont il provient.

Bien que méconnu, Gramsci, ou, plus exactement, le gramscisme, est cité en exemple par l’ensemble du spectre politique, sans forcément que ce qu’il recouvre comme concepts soit réellement maîtrisé par ceux qui en font l’usage (pour ne rien dire de qui fut l’homme Gramsci). L’élection présidentielle française de 2017 vient encore de le prouver.

— Gauthier

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